Une lettre de Pierre MacDuff, directeur du théâtre des Deux-Mondes au ministre des Affaires étrangères, Peter MacKay

Budget dévolu au rayonnement hors frontières des arts – Coupes aveugles
Pierre MacDuff
Directeur général, Les Deux Mondes

Édition du mardi 10 octobre 2006
Lettre à Peter MacKay, ministre des Affaires étrangères

Monsieur le ministre,

Fondée en 1973, la compagnie de théâtre Les Deux Mondes a vu ses créations théâtrales invitées sur la scène internationale dès le début des années 1980. Depuis, elle a diffusé ses spectacles dans quelque 200 villes de 33 pays, sur les cinq continents, souvent dans la langue du pays hôte, ce qui a amené les interprètes québécois à jouer tour à tour en français, en anglais, en espagnol, en allemand et en russe. Elle est connue, entre autres, par sa capacité à rejoindre des publics de diverses générations et par l’usage qu’elle fait du multimédia.

Ses codirecteurs sont fiers de contribuer au rayonnement de la culture canadienne par le biais de créations, dont certaines ont connu plusieurs centaines de représentations, des spectacles qui ne logent pas qu’à l’enseigne du strict divertissement, mais qui posent un regard critique sur nos comportements dans un monde qui va en se complexifiant. De nombreux prix ont été attribués aux Deux Mondes, ici et à l’étranger, dont celui du Gouverneur général du Canada pour les arts de la scène, en 1993.

Dans un contexte où le phénomène de la mondialisation est allé en s’accentuant, le Canada s’est fait remarquer par ses prises de position à l’égard de la diversité culturelle. Mais au plan du soutien des activités artistiques, à l’intérieur et à l’extérieur du Canada, l’énoncé du gouvernement est toutefois demeuré proche du voeu pieux. En matière de relations culturelles internationales, la situation du Canada est carrément affligeante.

Budgets qui stagnent

Les budgets récurrents du ministère des Affaires étrangères (MAE) dédiés au Programme des relations culturelles internationales pour soutenir le rayonnement des arts de la scène, des arts visuels et médiatiques, du film, de la vidéo et de la télévision ainsi que la littérature et l’édition stagnent depuis plusieurs années à moins de cinq millions de dollars. À ces sommes s’ajoute un montant d’appoint non récurrent d’environ deux millions pour des initiatives spéciales, dont celles, sur le terrain, des ambassades, qui disposent d’enveloppes discrétionnaires, pour la plupart faméliques.

Alors que le Canada se distingue avantageusement sur la scène mondiale par la qualité de ses créations, les budgets du MAE ne permettent pas, en l’état, de répondre à l’ensemble des demandes qui méritent un appui, ni de le faire de façon pleinement satisfaisante pour celles qui sont soutenues; encore moins de favoriser le développement. Si tel était le cas et en excluant les initiatives de développement, le budget du Programme culturel devrait être doté d’un budget de 20 millions.

C’est donc avec consternation et inquiétude que les codirecteurs des Deux Mondes ont appris que le «fonds pour la diplomatie publique», qui englobe la Direction des relations culturelles internationales (PCR), vient d’être amputé de près de 12 millions de dollars et qu’en conséquence, les activités du programme Promotions des arts sont stoppées pour un délai indéterminé.

Impact dévastateur

La décision d’accepter ou non une invitation à l’étranger se prend plusieurs mois d’avance et l’incapacité des organismes culturels d’obtenir une réponse aux demandes soumises à votre ministère aura des effets dévastateurs.

À titre indicateur, une tournée des Deux Mondes de 30 représentations a lieu cet automne, dans quatre pays d’Europe; notre première a eu lieu le 6 octobre, à Arnhem aux Pays-Bas. La compagnie a quitté le Canada sans avoir pu obtenir la réponse de votre ministère à la demande d’aide qui lui a été adressée il y a deux mois, conformément aux paramètres du programme d’aide en cause.

Si la subvention qu’elle a sollicitée ne lui est pas accordée, la compagnie sera lourdement pénalisée au plan financier et c’est sa capacité de répondre à de nouvelles invitations qui sera compromise. Cette situation se répercutera inévitablement sur les travailleurs culturels (interprètes, concepteurs, techniciens) qu’elle embauche et à qui moins de travail sera offert alors que ceux-ci ont souvent des revenus qui frôlent le seuil de la pauvreté, sans commune mesure avec la valeur véritable de leur travail.

Êtes-vous conscient, monsieur le ministre, des conséquences concrètes qu’entraîne la décision de votre gouvernement de procéder à des coupes aveugles ?

Quel gaspillage ?

Le gouvernement que vous représentez au ministère des Affaires étrangères soutient qu’il cherche, par ces mesures radicales, à encourager la saine gestion, la transparence et à réduire le gaspillage. Soyez assuré que les milieux artistiques n’ont pas les moyens de se livrer au gaspillage. Depuis toujours, les artistes et les travailleurs culturels créent et diffusent des oeuvres avec si peu de moyens, dans des conditions de gestion si serrées et sous la loupe de redditions de comptes si complexes, que peu d’organismes publics ou de compagnies du secteur privé peuvent se targuer d’en faire autant.

Il n’est pas inutile de rappeler ici que l’aide financière du Programme des relations culturelles internationales ne couvre généralement qu’une partie des frais imputables à une tournée et se confine pour l’essentiel aux coûts de transport. Ainsi, depuis 1991, l’aide du MAE correspond en moyenne à 12 % des frais de tournée des Deux Mondes.

En contrepartie, ces subventions, indispensables à la réalisation des tournées, lui ont permis d’aller chercher à l’étranger des cachets 5,72 fois supérieurs à la contribution fédérale et de faire face à la majeure partie des coûts.

Si une portion de ces cachets est dépensée à l’extérieur des frontières par les artistes et techniciens lors des tournées, il n’en demeure pas moins qu’une part significative de ces sommes reçues en devises étrangères contribue directement à l’économie canadienne.

Mais malgré un intéressant rendement en termes financiers, vous serez d’avis que la raison principale d’un soutien à la diffusion des activités culturelles canadienne hors frontières doive demeurer d’ordre… culturel.

C’est la raison pour laquelle certains pays, en particulier d’Europe, n’hésitent pas à assumer la totalité des coûts de tournée ou d’exposition de leurs artistes à l’étranger : pour la simple fierté de faire rayonner leur culture. C’est ce qu’on nous a rapporté lorsque nous avons joué en Russie, par exemple, où le public de Volgograd et de Nijni-Novgorod voyait pour la première fois, en 2001, une compagnie de théâtre en provenance du Canada. On nous a répété la même chose en Chine, en 2003, alors que nous étions invités par le prestigieux China Shanghai International Arts Festival.

Ne pas être présents dans ces lieux de diffusion culturelle que sont les festivals internationaux ou les tournées à l’étranger, ou y être moins, équivaut, en définitive, à laisser une place grandissante aux productions culturelles des autres pays. Faut-il comprendre que ce soit dorénavant le souhait du gouvernement canadien ?

Monsieur le ministre, je vous prie donc respectueusement d’écarter toute compression du programme Promotion des arts et de faire en sorte que toute décision affectant ce programme soit prise avec la plus grande diligence. Enfin, je souhaite instamment que vous profitiez de la situation pour réaffirmer le rôle essentiel que jouent les arts dans la diffusion d’une image canadienne d’excellence et oeuvrer à leur apporter un soutien conséquent.

http://www.ledevoir.com/2006/10/10/120051.html

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