Karine Savard, Box with the Sound of Its Own Making, 2015 (vue d'installation). Vinyl, son.

Sightings : Box with the Sound of Its Own Making, exposition jusqu’au 10 janvier à la Galerie Leonard et Bina Ellen

En 1961, l’artiste américain Robert Morris réalise une boîte à l’intérieur de laquelle il insère un enregistrement des sons générés par sa fabrication. Présentée avec la bande sonore de sa construction, l’œuvre Box with the Sound of Its Own Making révèle le processus de production à même l’objet, et remet ainsi en cause la séparation que le système capitaliste tend à maintenir entre les individus, leurs gestes et les produits de leur travail1.

Dans son ouvrage Art Workers: Radical Practice in the Vietnam War Era, l’historienne de l’art Julia Bryan-Wilson contextualise cette œuvre en lien avec l’exposition Robert Morris: Recent Works qui s’est tenue au Whitney Museum of American Art en 19702. Pour cette exposition, Morris a conçu des installations monumentales avec l’aide d’une vaste équipe d’ouvriers, usant de procédés de hasard et d’automatisation afin de relativiser le privilège traditionnel attribué à la main et à l’autorité de l’artiste. Durant le montage par les assistants, l’exposition était accessible au public, ce qui dévoilait la nature collaborative du travail artistique. Faisant écho au climat sociopolitique de l’époque, marqué par plusieurs manifestations contre la guerre du Vietnam et maints soulèvements organisés par des syndicats de professeurs, d’étudiants et de travailleurs, Morris s’est par la suite déclaré en grève contre le système de l’art et a fermé l’exposition quelques semaines avant la fin.

Selon Bryan-Wilson, les efforts déployés par Morris pour transposer des matériaux industriels en objets d’art et pour scénographier le travail physique témoignent, de façon contradictoire, d’une nostalgie de l’ère préindustrielle, ainsi que d’une perte de masculinité associée au travail manuel robuste. L’auteure souligne également certaines ambiguïtés quant au rapprochement établi entre l’artiste et les ouvriers de la construction. Par exemple, dans une suite de photographies qui documente le processus d’installation, on peut voir Morris à la fois dans le rôle de l’ouvrier, affairé à un chariot élévateur ou manipulant une large poutre de bois, et dans celui du contremaître, arborant fièrement un cigare à la bouche.

En prenant comme point de départ l’œuvre Box with the Sound of Its Own Making, ainsi que l’analyse critique de Julia Bryan-Wilson, j’ai exploré ce que pourrait impliquer aujourd’hui le rapport entre l’ouvrier et l’artiste. Avec la collaboration de mon père qui est charpentier-menuisier, j’ai mis en scène une répétition de l’œuvre de Morris en vue de réaliser une vidéo de la construction d’une boîte. Ici, le terme « répétition » est utilisé au sens de la reprise d’une œuvre, mais il désigne également la séance de travail au cours de laquelle des performeurs mettent au point une interprétation. Par cette approche, j’ai cherché à exposer les procédures de tournage et la mise en scène inhérentes au travail artistique.

Sur une bande sonore d’une durée de 60 min, qui a été éditée afin d’accentuer certains passages, on peut entendre un échange au cours duquel mon père et moi nous exerçons à la production future d’une vidéo captant le processus de fabrication d’une boîte. Ensemble, nous observons la documentation liée à l’œuvre Box with the Sound of Its Own Making et discutons de questions soulevées par ce travail. Nous choisissons les différents outils et matériaux nécessaires à la construction de la boîte et débattons de l’esthétique et de la fonction des différents instruments, de la « beauté » de certains gestes et du caractère « antique » des outils mécaniques en comparaison avec l’efficacité des outils électriques. Tandis que mon père décrit les actions, les gestes, les outils et les matériaux requis pour la construction de la boîte (banc de scie, marteau, équerre, clous) et qu’il performe les bruits qui seront occasionnés par ceux-ci, j’évoque les possibilités et les contraintes des technologies employées pour la production d’images (caméra, enregistreuse, bras magique). La relation filiale impliquée dans ce dialogue provoque une certaine intimité qui dément le cliché habituel de l’ouvrier de la construction viril et machiste, et invite à reconsidérer le rapport entre le savoir manuel, lié aux outils, et la connaissance intellectuelle que représente les livres. Le parallèle établi entre l’activité du charpentier-menuisier et celle de l’artiste permet de soulever divers enjeux artistiques actuels, notamment : le partage entre travail manuel et travail intellectuel, l’importance du savoir-faire, de la technè ; le concept de la division du travail et sa reconnaissance dans le système capitaliste ; et l’intervention des jugements esthétiques.

Présentée ici sous forme d’installation, la bande sonore est diffusée dans l’espace public au moyen de haut-parleurs, accompagnée d’une photographie représentant le livre Art Workers posée sur la surface inférieure du cube d’exposition SIGHTINGS. Les composantes visuelle et sonore de cette œuvre peuvent être expérimentées par le visiteur de façon distraite et partielle, ou encore faire l’objet d’une étude plus approfondie qui révèlera les différents niveaux d’information présents dans l’image, ainsi que les différents aspects abordés en ce qui a trait au rapprochement entre l’art et le travail au cours de la conversation. Le contraste entre une consommation rapide de l’image et une proposition qui demande un engagement et une réflexion constitue d’ailleurs un aspect important de la démarche dans laquelle s’inscrit ce projet.

1 Helen Molesworth, Work Ethic, Baltimore, The Baltimore Museum of Art; University Park, Penn State University Press, 2003, p. 113.
2 Julia Bryan-Wilson, Art Workers : Radical Practice in the Vietnam War Era, Berkeley, University of California Press, 2009, p. 90.

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