Photo : tricher, 2013, encre, papier et acrylique sur toile, 148 x 158 cm.
Crédits photo : Trevor Good

Rhopographie de Étienne Lafrance, exposition jusqu’au 23 août à la maison de la culture Frontenac

Cet été, la maison de la culture Frontenac présente l’exposition Rhopographie de l’artiste Étienne Lafrance. Voici ce qu’en dit Donigan Cumming, dont le texte original en anglais a été adapté en français par Simon Brown.
 
Du rideau aux raisins : le détrompement d’Étienne Lafrance
 
OU
 
« Une carotte bien peinte vaut mieux qu’une madone mal peinte »
 
Les tableaux d’Étienne Lafrance sont précis, façonnés avec une modestie mesurée. Ils éliminent, taquinent, se tiennent à l’écart des accusations anxiogènes qui demeurent à peine intactes sous la surface de la peinture. Les sujets représentés sont profondément ordinaires, même indifférents à leur propre sort. Des natures mortes drolatiques, confiantes, séductrices, vives.
 
Je parle de sujets car ce que je regarde, ce sont des images de tableaux, et non pas des tableaux « en personne ». Leur matérialité – habituellement un élément très important dans le travail de Lafrance – m’échappe. Il pourrait même s’agir de collages, comme ça a déjà été le cas. De plus, le format que privilégie Lafrance est en général assez grand. Alors j’observe ces toiles avec un certain recul, du milieu de la galerie, admettons. Ce n’est peut-être pas l’idéal.
 
Dix nouveaux tableaux arrivent bientôt de Berlin. Je fouille dans mes papiers.
 
Dans ma tête, l’exposition est déjà montée. C’est-à-dire que les images de l’exposition, je leur ai trouvé un ordre. J’en ai construit un récit narratif relativement simple, dans l’ordre habituel, de gauche à droite, de l’entrée jusqu’à la sortie. Je commence par l’intriguant atelier, juste avant qu’on casse la théière et qu’elle migre jusqu’au balcon pour être remplie de mégots. Le temps passe. La salle s’observe dans le miroir (prisme). L’artiste a quitté, abandonnant ses animaux domestiques sur un escalier (tricher) où se confrontent la planéité et la perspective. Un orage se prépare, il y aura sûrement des fuites dans les murs. Bannis de l’urinoir, la pisse des dieux colériques passe à travers le mortier.
 
Pas mal comme histoire, jusqu’à présent.
 
Je m’attaque au mur opposé. Une main parée de bijoux mais sans corps, le contour enveloppé d’une figure absente, une pleureuse bien rendue, engagée pour regretter les animaux trépassés, verse des larmes-bulles. L’artiste (le coupable?) fait le goinfre à la table du repas funéraire. Il ne peut plus vivre chez lui, ses larmes embrument les fenêtres. Il fait de son illumination un panier de fruits. Dans sa nouvelle demeure, l’espace et la culture se confrontent à la lumière naturelle. Ainsi éviscéré, l’artiste épingle ses entrailles au mur, essaie d’en extraire son essence vitale. Ses natures mortes à lui. Mon montage à moi.
 
Que font ces tableaux, au fond ?
 
Ils mettent en péril les hiérarchies au moyen d’une poétique accusatoire.
Ils dégagent une force morale – une sorte d’ordre visuel – qui fait fi des conventions artistiques.
Ils puisent dans l’histoire de la nature morte sans égard pour l’aura visuelle des objets.
Ils sont ces objets.
Ils se servent de leurs sujets pour contrer les hypothèses faciles et trompeuses.
Ils s’insinuent dans mes rêves.
 
Un de ces rêves, provoqué par les images de Lafrance, parle d’enfants :
ils cherchent la lumière
ils pleurent
un homme arrive dans une voiture qui est un fauteuil en corduroy beige
(celui de Lafrance est noir par contre)
le conducteur dit qu’il va tout régler
j’observe la situation
je n’ai pas l’impression que ça va marcher
je veux aider mais je ne sais pas comment
j’interpelle un autre homme
il dit : « donnez-leur plus de lumière »
il utilise un journal pour refléter la lumière sur le visage d’un des enfants
ça semble fonctionner
l’homme dans la voiture-fauteuil est fâché
il ne veut pas que le deuxième homme aide les enfants
moi aussi je suis fâché, je n’arrive pas à parler, j’ai soif, la bouche sèche, à bout de souffle.
 
À l’origine de ce rêve, une nature morte. C’est précisément cela la menace qu’elle pose et ultimement, sa victoire. Ce que Lafrance immobilise dans ses peintures, c’est le quotidien, la saleté, les détritus. Liebermann a du rejeter la Madone au profit de la carotte. Lafrance peint les deux, et les deux en sortent de son aplatissement ni indemnes, ni avec séquelles.
 
Bref, des tableaux merveilleux.
       
Donigan Cumming
Montréal 2014
Adaptation en français par Simon Brown
***
 
L’exposition Rhopographie est présentée du 18 juin au 23 août. La maison de la culture Frontenac est située au 2550, rue Ontario Est, derrière le métro Frontenac. Heures d’ouverture : du mardi au jeudi de 12 h à 19 h et les vendredi et samedi de 12 h à 17 h. Entrée libre. Info : 514 872-7882 ou accesculture.com
 
 
Né à Saint-Mathias-sur-Richelieu (Québec) en 1983, Étienne Lafrance vit et travaille actuellement à Berlin. Il est détenteur d’un baccalauréat en Beaux-Arts de l’Université Concordia à Montréal et ses œuvres ont été présentées au sein d’expositions individuelles et collectives au Canada, en Angleterre, en Allemagne et en France. Témoignage d’une reconnaissance du milieu envers son travail, il fut récipiendaire de la bourse Plein Sud 2013, récompensant la recherche et l’innovation chez les artistes de la relève. On retrouve ses œuvres dans des collections publiques telles que Loto-Québec et dans diverses collections privées. Étienne Lafrance est représenté par la Galerie Dominique Bouffard à Montréal.
 
 
 
 
 

 

 

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