Chronique mensuelle d’Isabelle L’Heureux, agente de développement culturel numérique CQAM-RAIQ-RCAAQ.
Le mois d’avril a été riche en événements ayant pour thème le “numérique” dans les milieux de la culture. J’ai eu la chance d’assister à plusieurs conférences dans le cadre du Forum Avantage numérique et de l’événement Data Echo Culture. Je vous en propose ici un compte rendu.
Avant de plonger dans le vif du sujet, deux faits à retenir :
- Il a été intéressant de constater que la programmation des deux événements incluait des présentations d’artistes œuvrant dans le secteur des arts numériques, en partenariat avec des organismes du milieu : Stéphanie Castonguay avec perte de signal, Charline Dally avec Eastern Bloc et Cadie Desbiens-Desmeules avec MUTEK.
- Les deux événements ont été organisés avec la plateforme montréalaise Fanslab et l’expérience utilisateur·trice a été, dans les deux cas, très agréable.
Forum Avantage numérique
Le Forum Avantage numérique est organisé par la communauté éponyme réunissant les secteurs de affaires, du savoir et de la culture de la région du Croissant boréal (Nord de l’Ontario francophone, Abitibi-Témiscamingue et Baie-James). L’édition 2021 du Forum a été portée par le Carrefour francophone de Sudbury.
La ligne éditoriale qui a été adoptée pour la programmation des conférences était résolument critique et, à mon avis, très pertinente. Perspectives décoloniales, féministes et techno-critiques étaient convoquées dans un heureux et inspirant amalgame.
Décolonisation
J’ai assisté en ouverture à la conférence de Richard Kistabish, Anicinabe de la Première Nation Abitibiwinni, président et cofondateur de l’organisme Minwashin, qui a présenté sa vision d’un processus décolonial porteur et la manière dont les technologies numériques pourraient y participer. Pour Richard Kistabish, le processus de décolonisation implique un ensemble de pratiques telles que la restauration, la réparation, la restitution et la revitalisation. Chacune doit s’inscrire dans une réflexion collective et un partage des devoirs et des responsabilités à travers l’ensemble de la société. Les technologies numériques offrent des outils qui peuvent être mobilisés dans le cadre du projet de décolonisation. À titre d’exemple, pensons aux initiatives visant à revitaliser les langues autochtones sur le web (par la création de contenus de langues autochtones ou encore le développement d’applications pour l’apprentissage des langues) et à celles visant à étendre un accès au moins virtuel à des objets du patrimoine numérisés en 3D. Richard Kistabish a conclu en rappelant que pour réaliser ces projets, les communautés ont besoin de ressources et souhaitent développer leur autonomie dans la conceptualisation et l’utilisation des technologies numériques.
Alternatives aux géants du numérique
Dans une conférence intitulée “Un autre monde numérique est possible”, Kevin Echraghi, cofondateur du collectif Hérétique, a présenté une vision très critique et imagée du modèle des géants du numérique. Le discours du collectif basé à Paris s’organise autour d’une métaphore religieuse, comparant le modèle des GAFAM à un dogme. Une accumulation de parallèles assez drôles ou déprimants, selon l’humeur, illustrent cette comparaison : les écritures saintes et le livre rouge de Facebook, les prophètes et ces compagnies qui “voient dans le futur”, l’étable de la nativité et le garage de la start-up, l’arche de Noé et les explorations spatiales d’Elon Musk, etc. Kevin Echraghi en profite pour souligner que malgré que les défaites du modèle GAFAM soient nombreuses, nous assistons aujourd’hui à son adoption à différents niveaux au sein même de l’État et des universités. Pour démontrer une autre manière de penser les outils numériques, le collectif Hérétique a développé Dérive, une application de navigation dont l’objectif premier est de réinstaurer la pratique de la flânerie dans la vie des parisien.ne.s. Dérive n’est ainsi pas une alternative équivalente au produit Google Maps – qui écrase la concurrence en son domaine – car sa pertinence repose sur un tout autre paradigme, dans lequel le critère d’efficacité est pondéré pour laisser place au plaisir de la marche. L’application invite plutôt à renouer avec une vision humaine qui s’inscrit à l’encontre des incitatifs insidieux à la productivité. C’est là un point à retenir : pour cesser d’utiliser les outils des GAFAM, nous devons nécessairement assumer un lâcher-prise du seul critère d’efficacité pour accorder une plus grande importance à d’autres critères, tels que la responsabilité, qu’elle soit fiscale, écologique, sociale ou culturelle.
Inclusion
La conférence “Désavantage numérique” de Manal Drissi, chroniqueuse, humoriste et autrice, clôturait enfin la journée en proposant un regard féministe et historique sur le milieu des technologies numériques. En cherchant une explication aux violences qui se multiplient sur le web et les réseaux sociaux, elle nous invite à considérer la genèse du mythe de l’efficacité de l’informaticien asocial et ses impacts dans la manière dont la culture des grandes compagnies du web s’est structurée jusqu’à aujourd’hui. Afin de reconnaître les biais qui sont véhiculés et reproduits dans ce contexte, Manal Drissi souligne qu’il serait nécessaire d’accueillir plus de diversité au sein de ces compagnies. Elle pointe également vers deux autres pistes pour travailler vers une culture du web plus inclusive. La première repose sur l’éducation, d’une première part à la citoyenneté numérique pour l’ensemble de la société et d’une seconde part à l’informatique et aux technologies pour les jeunes et, plus particulièrement, les jeunes filles. La seconde piste vise la formulation de critiques auprès des compagnies du web et l’exercice de pressions en tant que consommateurs et consommatrices (relever les failles, proposer des améliorations, boycotter certains services). Avec un réalisme tout de même optimiste, Manal Drissi considère enfin qu’il sera plus porteur de chercher à graduellement transformer la culture entourant nos interactions en ligne plutôt que de restreindre la liberté d’expression dans ces mêmes espaces.
Pour un aperçu des conversations qui ont animé cet événement, vous pouvez écouter l’épisode “La diversité dans les médias numériques” du podcast Mojito Elektro, enregistré lors du forum avec quelques un·e·s des conférencières et conférenciers.
Data Echo Culture
La perspective qui était mise de l’avant dans le cadre de l’événement Data Echo Culture était quant à elle plus ciblée et assez différente. L’événement organisé par Synapse C, avec la collaboration du Partenariat du Quartier des spectacles, OCAD University, The Audience Agency et Yulism, était soutenu par le Plan culturel numérique du Québec. Il visait à réunir le milieu culturel canadien autour du thème de l’utilisation des données. Les sous-thèmes de ces journées d’échange étaient : “comprendre ses audiences”, “mutualiser des données”, “améliorer des pratiques” et “développer des outils”. Il était donc question, avant tout, de pratiques d’affaires, autant pour les organismes culturels que pour les organismes subventionneurs.
En assistant aux conversations ayant pour titre “Que mesurent les bailleurs de fonds?” et “La diversité d’expressions culturelles dans l’environnement numérique”, ainsi qu’à la démonstration de l’outil Audience Finder (en cours d’adaptation pour une utilisation au Canada), le portrait d’un chantier en effervescence se dégageait. Ce constat pourrait nous amener, en tant que milieu, à saisir l’opportunité pour nous positionner, pour identifier nos besoins et pour réaffirmer les valeurs qui nous animent et que nous souhaitons protéger. Cet exercice de clarification pourrait être bénéfique autant dans les relations entre centres d’artistes qu’avec les organismes subventionneurs.
Si l’idée de mesurer les retombées économiques d’un produit culturel va peut-être plus de soit pour les industries culturelles et touristiques, elle trouvera sans doute une forme de résistance auprès des milieux valorisant plutôt la recherche et l’expérimentation. D’autres types “d’utilisation des données” peuvent du reste mieux correspondre aux missions des centres d’artistes autogérés. À titre d’exemple, on peut vouloir analyser l’utilisation de services (formations, espaces de travail, équipements) pour mieux identifier ce qui sera utile pour nos membres dans les prochaines années. Dans le milieu associatif, ces “données” sont d’ailleurs traditionnellement récoltées lors d’assemblées, par la consultation de comités, par le biais de sondages et souvent aussi lors de conversations directes avec les membres. On pourrait toutefois aussi vouloir observer comment nos publics interagissent avec les activités que nous proposons, afin de choisir les canaux de communication les plus pertinents, ou encore, les centres qui développent des programmes de philanthropie peuvent vouloir mieux connaître leurs donatrices et donateurs. Ces deux derniers exemples résonnent assez fortement avec ce qu’on appelle l’intelligence d’affaire. Ils demandent toutefois l’exercice d’un champ de compétences dont les équipes des centres d’artistes ne bénéficient qu’assez rarement et peuvent contribuer aux systèmes de surveillance desquels plusieurs cherchent à s’éloigner, pour paraphraser une ressource fort pertinente développée par Tactical Tech.
En bref, ce chantier en effervescence mérite certainement qu’on s’y intéresse, notamment pour définir ce qui fait sens pour notre milieu et ce dont nous aurons besoin pour développer des pratiques utiles et cohérentes avec nos valeurs. Les enregistrements des conférences sont disponibles sur la chaîne youtube de Synapse C, pour les intéressé.e.s.
Si l’une ou l’autre des questions évoquées ici vous interpellent, n’hésitez pas à me contacter pour en discuter!
Isabelle L’Heureux
Chronique mensuelle d’Isabelle L’Heureux, agente de développement culturel numérique CQAM-RAIQ-RCAAQ.
Le mois d’avril a été riche en événements ayant pour thème le “numérique” dans les milieux de la culture. J’ai eu la chance d’assister à plusieurs conférences dans le cadre du Forum Avantage numérique et de l’événement Data Echo Culture. Je vous en propose ici un compte rendu.
Avant de plonger dans le vif du sujet, deux faits à retenir :
Forum Avantage numérique
Le Forum Avantage numérique est organisé par la communauté éponyme réunissant les secteurs de affaires, du savoir et de la culture de la région du Croissant boréal (Nord de l’Ontario francophone, Abitibi-Témiscamingue et Baie-James). L’édition 2021 du Forum a été portée par le Carrefour francophone de Sudbury.
La ligne éditoriale qui a été adoptée pour la programmation des conférences était résolument critique et, à mon avis, très pertinente. Perspectives décoloniales, féministes et techno-critiques étaient convoquées dans un heureux et inspirant amalgame.
Décolonisation
J’ai assisté en ouverture à la conférence de Richard Kistabish, Anicinabe de la Première Nation Abitibiwinni, président et cofondateur de l’organisme Minwashin, qui a présenté sa vision d’un processus décolonial porteur et la manière dont les technologies numériques pourraient y participer. Pour Richard Kistabish, le processus de décolonisation implique un ensemble de pratiques telles que la restauration, la réparation, la restitution et la revitalisation. Chacune doit s’inscrire dans une réflexion collective et un partage des devoirs et des responsabilités à travers l’ensemble de la société. Les technologies numériques offrent des outils qui peuvent être mobilisés dans le cadre du projet de décolonisation. À titre d’exemple, pensons aux initiatives visant à revitaliser les langues autochtones sur le web (par la création de contenus de langues autochtones ou encore le développement d’applications pour l’apprentissage des langues) et à celles visant à étendre un accès au moins virtuel à des objets du patrimoine numérisés en 3D. Richard Kistabish a conclu en rappelant que pour réaliser ces projets, les communautés ont besoin de ressources et souhaitent développer leur autonomie dans la conceptualisation et l’utilisation des technologies numériques.
Alternatives aux géants du numérique
Dans une conférence intitulée “Un autre monde numérique est possible”, Kevin Echraghi, cofondateur du collectif Hérétique, a présenté une vision très critique et imagée du modèle des géants du numérique. Le discours du collectif basé à Paris s’organise autour d’une métaphore religieuse, comparant le modèle des GAFAM à un dogme. Une accumulation de parallèles assez drôles ou déprimants, selon l’humeur, illustrent cette comparaison : les écritures saintes et le livre rouge de Facebook, les prophètes et ces compagnies qui “voient dans le futur”, l’étable de la nativité et le garage de la start-up, l’arche de Noé et les explorations spatiales d’Elon Musk, etc. Kevin Echraghi en profite pour souligner que malgré que les défaites du modèle GAFAM soient nombreuses, nous assistons aujourd’hui à son adoption à différents niveaux au sein même de l’État et des universités. Pour démontrer une autre manière de penser les outils numériques, le collectif Hérétique a développé Dérive, une application de navigation dont l’objectif premier est de réinstaurer la pratique de la flânerie dans la vie des parisien.ne.s. Dérive n’est ainsi pas une alternative équivalente au produit Google Maps – qui écrase la concurrence en son domaine – car sa pertinence repose sur un tout autre paradigme, dans lequel le critère d’efficacité est pondéré pour laisser place au plaisir de la marche. L’application invite plutôt à renouer avec une vision humaine qui s’inscrit à l’encontre des incitatifs insidieux à la productivité. C’est là un point à retenir : pour cesser d’utiliser les outils des GAFAM, nous devons nécessairement assumer un lâcher-prise du seul critère d’efficacité pour accorder une plus grande importance à d’autres critères, tels que la responsabilité, qu’elle soit fiscale, écologique, sociale ou culturelle.
Inclusion
La conférence “Désavantage numérique” de Manal Drissi, chroniqueuse, humoriste et autrice, clôturait enfin la journée en proposant un regard féministe et historique sur le milieu des technologies numériques. En cherchant une explication aux violences qui se multiplient sur le web et les réseaux sociaux, elle nous invite à considérer la genèse du mythe de l’efficacité de l’informaticien asocial et ses impacts dans la manière dont la culture des grandes compagnies du web s’est structurée jusqu’à aujourd’hui. Afin de reconnaître les biais qui sont véhiculés et reproduits dans ce contexte, Manal Drissi souligne qu’il serait nécessaire d’accueillir plus de diversité au sein de ces compagnies. Elle pointe également vers deux autres pistes pour travailler vers une culture du web plus inclusive. La première repose sur l’éducation, d’une première part à la citoyenneté numérique pour l’ensemble de la société et d’une seconde part à l’informatique et aux technologies pour les jeunes et, plus particulièrement, les jeunes filles. La seconde piste vise la formulation de critiques auprès des compagnies du web et l’exercice de pressions en tant que consommateurs et consommatrices (relever les failles, proposer des améliorations, boycotter certains services). Avec un réalisme tout de même optimiste, Manal Drissi considère enfin qu’il sera plus porteur de chercher à graduellement transformer la culture entourant nos interactions en ligne plutôt que de restreindre la liberté d’expression dans ces mêmes espaces.
Pour un aperçu des conversations qui ont animé cet événement, vous pouvez écouter l’épisode “La diversité dans les médias numériques” du podcast Mojito Elektro, enregistré lors du forum avec quelques un·e·s des conférencières et conférenciers.
Data Echo Culture
La perspective qui était mise de l’avant dans le cadre de l’événement Data Echo Culture était quant à elle plus ciblée et assez différente. L’événement organisé par Synapse C, avec la collaboration du Partenariat du Quartier des spectacles, OCAD University, The Audience Agency et Yulism, était soutenu par le Plan culturel numérique du Québec. Il visait à réunir le milieu culturel canadien autour du thème de l’utilisation des données. Les sous-thèmes de ces journées d’échange étaient : “comprendre ses audiences”, “mutualiser des données”, “améliorer des pratiques” et “développer des outils”. Il était donc question, avant tout, de pratiques d’affaires, autant pour les organismes culturels que pour les organismes subventionneurs.
En assistant aux conversations ayant pour titre “Que mesurent les bailleurs de fonds?” et “La diversité d’expressions culturelles dans l’environnement numérique”, ainsi qu’à la démonstration de l’outil Audience Finder (en cours d’adaptation pour une utilisation au Canada), le portrait d’un chantier en effervescence se dégageait. Ce constat pourrait nous amener, en tant que milieu, à saisir l’opportunité pour nous positionner, pour identifier nos besoins et pour réaffirmer les valeurs qui nous animent et que nous souhaitons protéger. Cet exercice de clarification pourrait être bénéfique autant dans les relations entre centres d’artistes qu’avec les organismes subventionneurs.
Si l’idée de mesurer les retombées économiques d’un produit culturel va peut-être plus de soit pour les industries culturelles et touristiques, elle trouvera sans doute une forme de résistance auprès des milieux valorisant plutôt la recherche et l’expérimentation. D’autres types “d’utilisation des données” peuvent du reste mieux correspondre aux missions des centres d’artistes autogérés. À titre d’exemple, on peut vouloir analyser l’utilisation de services (formations, espaces de travail, équipements) pour mieux identifier ce qui sera utile pour nos membres dans les prochaines années. Dans le milieu associatif, ces “données” sont d’ailleurs traditionnellement récoltées lors d’assemblées, par la consultation de comités, par le biais de sondages et souvent aussi lors de conversations directes avec les membres. On pourrait toutefois aussi vouloir observer comment nos publics interagissent avec les activités que nous proposons, afin de choisir les canaux de communication les plus pertinents, ou encore, les centres qui développent des programmes de philanthropie peuvent vouloir mieux connaître leurs donatrices et donateurs. Ces deux derniers exemples résonnent assez fortement avec ce qu’on appelle l’intelligence d’affaire. Ils demandent toutefois l’exercice d’un champ de compétences dont les équipes des centres d’artistes ne bénéficient qu’assez rarement et peuvent contribuer aux systèmes de surveillance desquels plusieurs cherchent à s’éloigner, pour paraphraser une ressource fort pertinente développée par Tactical Tech.
En bref, ce chantier en effervescence mérite certainement qu’on s’y intéresse, notamment pour définir ce qui fait sens pour notre milieu et ce dont nous aurons besoin pour développer des pratiques utiles et cohérentes avec nos valeurs. Les enregistrements des conférences sont disponibles sur la chaîne youtube de Synapse C, pour les intéressé.e.s.
Si l’une ou l’autre des questions évoquées ici vous interpellent, n’hésitez pas à me contacter pour en discuter!
Isabelle L’Heureux