Omer fast
Du 17 mars au 28 avril 2007, vernissage samedi le 17 mars à 16 h
par Mark Godfrey
Dix ans après la sortie de Schindlers List de Steven Spielberg en 1993, lartiste Omer Fast, né en Israël, éduqué aux États-Unis et résidant à Berlin, sest rendu à Krakow dans le but den évaluer les retombées et y a trouvé une florissante industrie touristique. Des visites guidées permettaient aux touristes, en majorité des Américains, de visiter le camp dAuschwitz aussi bien que les décors du film. Fast a filmé quelques unes de ces visites et a interviewé des Polonais qui, dix ans plus tôt, avaient figuré dans le film. Certains ont raconté comment lors des auditions on avait attribué les rôles des Juifs et ceux des Polonais. Les plus vieux dentre eux ont souvent confondu leurs souvenirs des années 1940 et ceux des années 1990. Tous, cependant, se sont rappelé ce quils avaient vécu lors du tournage du film en 1993 et ce qui les avait motivés à faire revivre au cinéma des scènes de camps de concentration et de chambres à gaz.
Fast voulait questionner l«hollywoodisation» de lHolocauste en analysant le gigantesque ouvrage que Spielberg avait conçu selon des méthodes similaires à celles de Claude Lanzmann (pour son film Shoah en 1985, Lanzmann na pas voulu utiliser de matériel darchive ni faire appel à la reconstitution; il a préféré remonter le cours de lHistoire en interviewant des Juifs et des Polonais qui avaient vécu à proximité des camps).
Dans son approche critique, Fast na daucune manière minimisé ce que les figurants avaient vécu pendant le tournage et il les a laissé soigneusement expliquer leur difficulté davoir dû reconstituer des événements aussi traumatisants de lhistoire polonaise. Lors du montage sur deux écrans de son installation Spielbergs List, en 2003, Fast a cependant fait un choix déterminant. Sa collaboration avec un traducteur polonais lui avait permis de se rendre compte de divergences de traduction dans les entrevues. Après mûre réflexion, il a décidé de montrer le même matériel sur les deux écrans, avec toutefois des sous-titres distincts, les uns renvoyant aux événements des années 1940, les autres au film de Spielberg. Par exemple, sur des images dune visite guidée, on peut lire sur un des écrans : « En face de cet édifice, il y avait une des entrées », et sur lautre écran : « En face de cet édifice a eu lieu une scène du film ». Fast a même utilisé cette astuce lorsque son interlocuteur était anglais; mais dans le cas des Polonais, il était parfois impossible de savoir à quelle époque ils faisaient référence. Les sous-titres ont ainsi accentué la confusion entre lHistoire et sa représentation, et il est fascinant de constater à quel point les spectateurs sy sont eux aussi laissé prendre. Devant les deux écrans où les images défilaient à vive allure, il leur était impossible de comprendre ce qui se passait. À première vue, ils ne percevaient que les vibrations lumineuses provoquées par les formes des sous-titres, formes plus faciles à percevoir que le contenu distinct de ces derniers. Ce nest quaprès un certain temps quils découvraient le procédé, procédé qui fait la démonstration de notre inaptitude à bien percevoir une oeuvre au premier contact, comme cest ici le cas, la fluctuation des sous-titres attirant toute notre attention une caractéristique de limage vidéo que nous prenons pour acquise aux dépens de leur double signification.
Spielbergs List témoigne de la complexité de lentreprise de Fast : questionner à la fois linformation que le cinéma et la télévision nous transmettent, et la manière dont ils le font. En combinant plusieurs éléments de limage, tels les sous-titres et la bande sonore, Fast met subtilement en lumière le filigrane de leurs significations. Pour ce faire, il utilise aussi bien des astuces dinsertion que dinterruption. En 2001, il a loué des copies de Terminator (1984) dans une boutique vidéo de New York et, à la trame sonore des scènes les plus violentes et silencieuses du film, il a superposé des dialogues, quil avait lui-même enregistrés, dadultes racontant les souvenirs les plus violents de leur enfance. Puis il a retourné les vidéos à la boutique afin que le triste remède de la réalité frustre les prochains clients avides de fantasmes schwarzeneggeriens.
Si ces procédés sapparentent à ceux de Cildo Meireles, Fast, par ailleurs, dans un geste de titanesque manipulation, a actualisé la féroce attaque de Richard Serra contre la commercia-lisation télévisuelle, Television Delivers People (1973). Durant lannée 2001, il a enregistré pendant des centaines dheures, des lecteurs de nouvelles de CNN sadressant directement à la caméra. Il a ensuite transféré le matériel sur ordinateur, la hachuré en mots et syllabes et en a fait un monologue de dix-huit minutes, CNN Concatenated, qui reproduit de manière rapide et chaotique le mot à mot des lecteurs en question. À la manière de Serra qui sadressait directement aux spectateurs au moyen de phrases défilant à lécran (« Vous êtes entre les mains des publicitaires qui sont les consommateurs. »), les lecteurs de Fast leur disent pour leur part : « Ça se voit, vous avez peur
» et admettent indirectement la façon dont les nouvelles nourrissent et entretiennent les névroses du public. Aussi caustique soit-elle, cette oeuvre est également très drôle car ces chefs de pupitre beaux parleurs, aux ongles bien polis et au bronzage artificiel impeccable, énoncent bien malgré eux des opinions étrangères à leur personnalité.
Loeuvre la plus récente de Fast se nomme Godville (2005). Il la réalisée au Living Museum of Colonial Williamsburg, en Virginie, où les vi-siteurs peuvent converser avec les membres du personnel vêtus à la manière du 18e siècle et incarnant divers personnages de la vie coloniale américaine. Fast a interviewé ces gens à la fois en tant que personnages du passé et employés du présent, et il leur a demandé pour quelles raisons ils travaillaient et vivaient dans ce musée. Si des endroits de ce genre peuvent favoriser ce que Fast appelle « la pornographie du passé », le fait de confronter les personnages du passé aux individus du 21e siècle lui a évité dy succomber. Comme on pouvait sy attendre, plusieurs autres formes de chambardements se retrouvent dans cette oeuvre. Fast a découpé les interviews et déplacé des mots de telle sorte que le spectateur se demande si la personne interviewée parle de son personnage du passé ou bien delle-même au présent. Si la même ambiguïté se produit entre les employés et les visiteurs du musée, lapproche exemplaire de Fast fait en sorte que le produit final ne se trouve pas figé dans une reconstruction spectaculaire (pensons à lutilisation que Candice Breitz a récemment faite du découpage). Ses interventions brechtiennes sintègrent de manière cohérente au sujet et laissent place à une réflexion critique.
Linstallation Godville se présentait de cette manière : deux films étaient projetés sur les deux faces dun écran flottant, tel quutilisé par Michael Snow en 1974 pour Two Sides to Every Story. Sur lune des deux faces, on pouvait voir les interviews remontées tandis que sur lautre il sagissait dimages du musée et de maisons des employés. Parfois, on faisait mal la différence entre les authentiques édifices coloniaux et les demeures du 21e siècle à cause du penchant des employés-personnages pour le kitsch de lépoque. Suivaient des plans de maisons récentes construites à la manière du 18e siècle, séquence qui rappelait le Home for America revisité par Fast de Dan Graham dont les formes minimalistes laissent place au traditionalisme du 21e siècle. Tout en décrivant les caractéristiques humaines et architecturales de Williamsburg, les deux films se complétaient tout autant quils sopposaient. Le spectateur, lorsquil regardait lun des écrans, se trouvait dérangé en constatant quil manquait ce qui se passait sur lautre.
La fin de Godville montre, dun côté des images entremêlées déglises du Sud, de lautre un montage de déclamations dun acteur noir à propos de ce que Dieu représente à ses yeux. Il semble que Fast ait perçu un lien entre la montée de la religion dans le Sud et la nostalgie souvent perpétuée par des institutions telle la ville coloniale de Williamsburg; toutefois sa recherche lui a permis de constater que cette dernière nétait pas monolithique. Mais il a bien sûr découvert que le musée contribuait à maintenir une vision benjaminienne de lHistoire, comme par exemple lors de la mise en scène dun encan qui a permis aux visiteurs dassister à une vente desclaves. Par ailleurs, en faisant les interviews, il a senti que les employés modifiaient leurs témoignages en fonction de leur critique de ladministration américaine actuelle : jouant à être des sujets britanniques qui remettaient en cause leur allégeance à la couronne, ils espéraient que des spectateurs aguerris fassent des parallèles avec la situation présente des Américains.
Sachant que les employés étaient de diverses allégeances politiques que ne pouvait contrôler la puissante idéologie du musée, Fast décida de pousser lexpérience encore plus loin. Parfois, pendant leurs monologues, les interviewés sadressent à la caméra et accusent Fast de manipuler leurs propos. Ils lui reprochent également de vouloir faire deux des stéréotypes et lui demandent où il veut en venir avec son montage et ses manipulations. Bien entendu, nous ne pouvons savoir si les employés ont confronté Fast de cette manière, mais en restructurant leurs propos à sa façon il a donné à Godville sa plus grande dimension critique.
Ainsi Fast questionne-t-il autant la manière spectaculaire dont lindustrie culturelle représente lHistoire de nos jours quil explore les fondements de sa pratique artistique et léthique propre à son art.
Omer fast
Du 17 mars au 28 avril 2007, vernissage samedi le 17 mars à 16 h
par Mark Godfrey
Dix ans après la sortie de Schindlers List de Steven Spielberg en 1993, lartiste Omer Fast, né en Israël, éduqué aux États-Unis et résidant à Berlin, sest rendu à Krakow dans le but den évaluer les retombées et y a trouvé une florissante industrie touristique. Des visites guidées permettaient aux touristes, en majorité des Américains, de visiter le camp dAuschwitz aussi bien que les décors du film. Fast a filmé quelques unes de ces visites et a interviewé des Polonais qui, dix ans plus tôt, avaient figuré dans le film. Certains ont raconté comment lors des auditions on avait attribué les rôles des Juifs et ceux des Polonais. Les plus vieux dentre eux ont souvent confondu leurs souvenirs des années 1940 et ceux des années 1990. Tous, cependant, se sont rappelé ce quils avaient vécu lors du tournage du film en 1993 et ce qui les avait motivés à faire revivre au cinéma des scènes de camps de concentration et de chambres à gaz.
Fast voulait questionner l«hollywoodisation» de lHolocauste en analysant le gigantesque ouvrage que Spielberg avait conçu selon des méthodes similaires à celles de Claude Lanzmann (pour son film Shoah en 1985, Lanzmann na pas voulu utiliser de matériel darchive ni faire appel à la reconstitution; il a préféré remonter le cours de lHistoire en interviewant des Juifs et des Polonais qui avaient vécu à proximité des camps).
Dans son approche critique, Fast na daucune manière minimisé ce que les figurants avaient vécu pendant le tournage et il les a laissé soigneusement expliquer leur difficulté davoir dû reconstituer des événements aussi traumatisants de lhistoire polonaise. Lors du montage sur deux écrans de son installation Spielbergs List, en 2003, Fast a cependant fait un choix déterminant. Sa collaboration avec un traducteur polonais lui avait permis de se rendre compte de divergences de traduction dans les entrevues. Après mûre réflexion, il a décidé de montrer le même matériel sur les deux écrans, avec toutefois des sous-titres distincts, les uns renvoyant aux événements des années 1940, les autres au film de Spielberg. Par exemple, sur des images dune visite guidée, on peut lire sur un des écrans : « En face de cet édifice, il y avait une des entrées », et sur lautre écran : « En face de cet édifice a eu lieu une scène du film ». Fast a même utilisé cette astuce lorsque son interlocuteur était anglais; mais dans le cas des Polonais, il était parfois impossible de savoir à quelle époque ils faisaient référence. Les sous-titres ont ainsi accentué la confusion entre lHistoire et sa représentation, et il est fascinant de constater à quel point les spectateurs sy sont eux aussi laissé prendre. Devant les deux écrans où les images défilaient à vive allure, il leur était impossible de comprendre ce qui se passait. À première vue, ils ne percevaient que les vibrations lumineuses provoquées par les formes des sous-titres, formes plus faciles à percevoir que le contenu distinct de ces derniers. Ce nest quaprès un certain temps quils découvraient le procédé, procédé qui fait la démonstration de notre inaptitude à bien percevoir une oeuvre au premier contact, comme cest ici le cas, la fluctuation des sous-titres attirant toute notre attention une caractéristique de limage vidéo que nous prenons pour acquise aux dépens de leur double signification.
Spielbergs List témoigne de la complexité de lentreprise de Fast : questionner à la fois linformation que le cinéma et la télévision nous transmettent, et la manière dont ils le font. En combinant plusieurs éléments de limage, tels les sous-titres et la bande sonore, Fast met subtilement en lumière le filigrane de leurs significations. Pour ce faire, il utilise aussi bien des astuces dinsertion que dinterruption. En 2001, il a loué des copies de Terminator (1984) dans une boutique vidéo de New York et, à la trame sonore des scènes les plus violentes et silencieuses du film, il a superposé des dialogues, quil avait lui-même enregistrés, dadultes racontant les souvenirs les plus violents de leur enfance. Puis il a retourné les vidéos à la boutique afin que le triste remède de la réalité frustre les prochains clients avides de fantasmes schwarzeneggeriens.
Si ces procédés sapparentent à ceux de Cildo Meireles, Fast, par ailleurs, dans un geste de titanesque manipulation, a actualisé la féroce attaque de Richard Serra contre la commercia-lisation télévisuelle, Television Delivers People (1973). Durant lannée 2001, il a enregistré pendant des centaines dheures, des lecteurs de nouvelles de CNN sadressant directement à la caméra. Il a ensuite transféré le matériel sur ordinateur, la hachuré en mots et syllabes et en a fait un monologue de dix-huit minutes, CNN Concatenated, qui reproduit de manière rapide et chaotique le mot à mot des lecteurs en question. À la manière de Serra qui sadressait directement aux spectateurs au moyen de phrases défilant à lécran (« Vous êtes entre les mains des publicitaires qui sont les consommateurs. »), les lecteurs de Fast leur disent pour leur part : « Ça se voit, vous avez peur » et admettent indirectement la façon dont les nouvelles nourrissent et entretiennent les névroses du public. Aussi caustique soit-elle, cette oeuvre est également très drôle car ces chefs de pupitre beaux parleurs, aux ongles bien polis et au bronzage artificiel impeccable, énoncent bien malgré eux des opinions étrangères à leur personnalité.
Loeuvre la plus récente de Fast se nomme Godville (2005). Il la réalisée au Living Museum of Colonial Williamsburg, en Virginie, où les vi-siteurs peuvent converser avec les membres du personnel vêtus à la manière du 18e siècle et incarnant divers personnages de la vie coloniale américaine. Fast a interviewé ces gens à la fois en tant que personnages du passé et employés du présent, et il leur a demandé pour quelles raisons ils travaillaient et vivaient dans ce musée. Si des endroits de ce genre peuvent favoriser ce que Fast appelle « la pornographie du passé », le fait de confronter les personnages du passé aux individus du 21e siècle lui a évité dy succomber. Comme on pouvait sy attendre, plusieurs autres formes de chambardements se retrouvent dans cette oeuvre. Fast a découpé les interviews et déplacé des mots de telle sorte que le spectateur se demande si la personne interviewée parle de son personnage du passé ou bien delle-même au présent. Si la même ambiguïté se produit entre les employés et les visiteurs du musée, lapproche exemplaire de Fast fait en sorte que le produit final ne se trouve pas figé dans une reconstruction spectaculaire (pensons à lutilisation que Candice Breitz a récemment faite du découpage). Ses interventions brechtiennes sintègrent de manière cohérente au sujet et laissent place à une réflexion critique.
Linstallation Godville se présentait de cette manière : deux films étaient projetés sur les deux faces dun écran flottant, tel quutilisé par Michael Snow en 1974 pour Two Sides to Every Story. Sur lune des deux faces, on pouvait voir les interviews remontées tandis que sur lautre il sagissait dimages du musée et de maisons des employés. Parfois, on faisait mal la différence entre les authentiques édifices coloniaux et les demeures du 21e siècle à cause du penchant des employés-personnages pour le kitsch de lépoque. Suivaient des plans de maisons récentes construites à la manière du 18e siècle, séquence qui rappelait le Home for America revisité par Fast de Dan Graham dont les formes minimalistes laissent place au traditionalisme du 21e siècle. Tout en décrivant les caractéristiques humaines et architecturales de Williamsburg, les deux films se complétaient tout autant quils sopposaient. Le spectateur, lorsquil regardait lun des écrans, se trouvait dérangé en constatant quil manquait ce qui se passait sur lautre.
La fin de Godville montre, dun côté des images entremêlées déglises du Sud, de lautre un montage de déclamations dun acteur noir à propos de ce que Dieu représente à ses yeux. Il semble que Fast ait perçu un lien entre la montée de la religion dans le Sud et la nostalgie souvent perpétuée par des institutions telle la ville coloniale de Williamsburg; toutefois sa recherche lui a permis de constater que cette dernière nétait pas monolithique. Mais il a bien sûr découvert que le musée contribuait à maintenir une vision benjaminienne de lHistoire, comme par exemple lors de la mise en scène dun encan qui a permis aux visiteurs dassister à une vente desclaves. Par ailleurs, en faisant les interviews, il a senti que les employés modifiaient leurs témoignages en fonction de leur critique de ladministration américaine actuelle : jouant à être des sujets britanniques qui remettaient en cause leur allégeance à la couronne, ils espéraient que des spectateurs aguerris fassent des parallèles avec la situation présente des Américains.
Sachant que les employés étaient de diverses allégeances politiques que ne pouvait contrôler la puissante idéologie du musée, Fast décida de pousser lexpérience encore plus loin. Parfois, pendant leurs monologues, les interviewés sadressent à la caméra et accusent Fast de manipuler leurs propos. Ils lui reprochent également de vouloir faire deux des stéréotypes et lui demandent où il veut en venir avec son montage et ses manipulations. Bien entendu, nous ne pouvons savoir si les employés ont confronté Fast de cette manière, mais en restructurant leurs propos à sa façon il a donné à Godville sa plus grande dimension critique.
Ainsi Fast questionne-t-il autant la manière spectaculaire dont lindustrie culturelle représente lHistoire de nos jours quil explore les fondements de sa pratique artistique et léthique propre à son art.
Montréal (Québec) H2L 4H2