L’opinion d’Émile Martel, qui fut directeur du Centre culturel canadien à Paris

L’abandon des programmes culturels canadiens à l’étranger.

Deux anecdotes.

Quand les socialistes sont arrivés au pouvoir en 1983 en Espagne, le nouveau ministre de la Défense, un jeunet dans la trentaine qui n’avait même pas fait son service militaire, s’est adressé le premier jour à son état-major de généraux ventripotents, fascisants et nostalgiques du franquisme, en demandant: » Qui est l’ennemi? » Voilà un jeune homme qui a la bonne priorité, ont pensé les sexagénaires alourdis de rubans de service, mais qui n’avaient jamais, de leur vie ou même de leur histoire, gagné une seule bataille contre un ennemi qui n’était pas espagnol.

Dans sa liste des mandats d’un Secrétaire d’État américain, Henry Kissinger donne la toute première importance à l’obligation de définir le défi; la deuxième, c’est la définition d’une stratégie pour relever ce défi, et la troisième d’organiser son ministère afin qu’il accomplisse cette stratégie tout en convainquant la population qu’elle est la bonne.

Pour un pays, l’un des ennemis majeurs dans ce monde est qu’on ne sache pas qui il est, en quoi il se distingue, qu’on ignore ce qui nous séduirait chez lui, ce qu’on peut apprendre de lui. Et le défi d’un pays qui connaît ses véritables intérêts est de répondre à cette curiosité, d’accorder et de partager cette émotion.

Le ministère des Affaires étrangères du Canada, dans un geste qui vise à consacrer plus de ressources aux programmes qui comptent vraiment pour les Canadiens annonce des coupures de près de douze millions de dollars dans le financement de ce qu’on appelle » la diplomatie publique «. On parle donc de poursuivre le navrant exemple donné il y a quelques mois, quand on a congédié les cinq agents locaux responsables des programmes culturels au Haut-Commissariat du Canada à Londres; je ne donne pas cher de la peau de ceux qui font le même travail à Paris, au Centre culturel canadien (CCC), ou ailleurs dans le monde.

Le Centre culturel canadien a souvent eu la vie dure depuis son inauguration en 1970, mais jusqu’ici l’objection sourde que maintenait la haute bureaucratie du Ministère à son endroit a toujours été contrebalancée soit par des politiciens qui savaient lire, soit par d’autres fonctionnaires qui, eux, avaient compris que nous ne sommes essentiellement rien d’autre que l’image que nous projetons à l’étranger, auprès des gouvernements autant qu’auprès de la population.

Il faut être bien naïf pour croire qu’un programme d’appui aux créateurs canadiens pour les aider à établir à travers le monde un dialogue et des échanges grâce auxquels le bon devient le meilleur, peut être autre chose qu’utile, nécessaire, essentiel. D’autres gouvernements dépensent des milliards – la France, l’Allemagne, par exemple – je dis bien des milliards de dollars chaque année pour faire connaître leur singularité, leur originalité, leur différence à tous les gens curieux et cultivés de la planète.

Il y eut un temps, légèrement euphorique, où existait au Canada, vers 1994, un Programme de relations culturelles internationales, baptisé troisième pilier de la politique étrangère. Il venait conforter la politique proprement dite, ainsi que les intérêts économiques et commerciaux du Canada. Il n’était pas trop tôt pour qu’on confirme ce rôle essentiel puisque des programmes de relations culturelles internationales étaient en place depuis 1966. Leur création est issue, faut-il l’oublier, de la décision du gouvernement québécois d’ouvrir en 1961 une Délégation générale à Paris et, partant, de jouer dans la cour des grands pour les questions importantes aux yeux des Français et de la France, soit la manifestation d’une identité artistique spécifique. Le Centre culturel canadien a donc été le navire amiral d’une politique mise en place en 1966, pour répondre à une offensive diplomatique spécifique du Québec contre laquelle le gouvernement fédéral de l’époque n’avait pas de parade autre que de promouvoir notre culture dans les pays que nous voulions convaincre et séduire, par qui nous voulions être pris au sérieux.

Cette politique a, bien sûr, fait ses preuves de nombreuses façons puisque des accords culturels ont été signés, des commissions mixtes bilatérales ont été convoquées, des ambassadeurs ont assisté à des concerts d’orchestres canadiens, des vernissages d’oeuvres abstraites, audacieuses ou explicites ont scandalisé ou charmé des visiteurs, des tournées de chanteurs et de danseuses ont fait frémir, des colloques ont eu lieu, des recherches ont été encouragées, des échanges de tout ordre ont eu lieu. Tout cela à fort bas prix, pour le bonheur des auditeurs, spectateurs, lecteurs, témoins étrangers, invités par nos diplomates et attirés par notre réputation de créateurs et de penseurs de qualité.

Dans cette affaire de coupures qui nous occupe maintenant, on ne doit pas sous-estimer la complicité des fonctionnaires, à Ottawa comme à l’étranger, qui encouragent les plus bêtes timidités de nos leaders en ce qui concerne l’expression culturelle canadienne dans le monde. J’ai eu pendant huit ans la responsabilité du Centre culturel canadien à Paris. Huit ans. Je compterais sur les doigts de la main le nombre de hauts fonctionnaires de l’ambassade qui y sont venus visiter des expositions, assister à une lecture, une conférence ou un colloque autrement que parce qu’ils y étaient forcés. Et n’allons d’ailleurs pas croire que le Centre culturel québécois de la rue du Bac, inacceptablement sabordé il y a longtemps, s’en tirait mieux que nous.

Je n’ai qu’une comparaison qui réponde à cette situation de rejet de l’art comme témoin de ce que nous sommes: quelque part en nous, les Canadiens et les Québécois, l’expression artistique ressemble à la religion : c’est une pratique compréhensible, peut-être même respectable, mais inavouable.

Des centaines, des milliers de créateurs et créatrices canadiens et québécois de tout genre et de toute allégeance (politiques et autres) sont passés par Canada House à Londres, par le CCC à Paris et par les autres centres culturels ou d’information – Tokyo, Washington, New York, Berlin, Rome, Mexico, etc. – bibliothèques et salles polyvalentes de nos missions à l’étranger. Si chacune des écrivaines et des cinéastes, chacun des peintres et des étudiants, chacun des chercheurs et des danseuses, chacun des pianistes et des éditeurs, chacun des accordéonistes et des conteurs d’histoires, chacun des sculpteurs et des chorégraphes se levait demain et disait: » J’y suis allé, j’ai vu quelqu’un qui m’a dit ce qu’il fallait faire, qui m’a montré comment; j’y ai accroché ma toile et j’y ai aiguisé mon crayon, j’y ai chanté ma tune et on m’y a donné la bonne adresse, j’y ai trouvé le livre qu’il me fallait, j’y ai connu la personne qui m’a fait connaître la personne qui… etc. » Alors il y aurait au Canada des milliers et des milliers de personnes qui affirmeraient haut et fort que cette décision de couper les fonds pour les relations culturelles internationales est néfaste, qu’elle va contre les intérêts du Canada et du Québec, qu’elle est une honte et un scandale.

On ne fait pas d’économie dans les affaires de l’âme, et l’âme qui est aimée et respectée et partagée dans le monde, c’est le jardin que nous cultivons, tant bien que mal, depuis bientôt quarante ans à coups de petits budgets, de petits lancements, de petits vernissages et de formidable enthousiasme de la part des attachés culturels, parfaits zélés, employés locaux pour la plupart, qui mènent la victoire à chaque jour. Demandez-le aux créateurs québécois. Demandez-le leur.

Je vous dis cela au nom aussi des quelques attachés culturels qui ont sacrifié là des ambitions de carrière et souvent assumé sans rage les humiliations de leur filiation à la race des cultureux; et je ne vous parle pas, pas encore, des interlocuteurs étrangers dont nous avons toutes ces années cultivé l’amitié et obtenu le respect et l’admiration, tous ces travailleurs de la culture et ces citoyens ordinaires ou extraordinaires, tous ces artistes et journalistes, tous ces partenaires et amis, tous ces savants et ces poètes, qui n’en reviendront pas quand nous leur dirons, à Paris autant qu’à Beijing, à Londres autant qu’à Buenos Aires que nous avons décidé de ne plus parler de nous, qu’il faudra dorénavant se contenter de suivre les cours d’Alcan en bourse et de voler sur des jets régionaux pour savoir qui sont les Canadiens, les Québécois.

Mais il y a un shouïa d’espoir qu’il me reste, et qui a marché en 1993, quand le dernier gouvernement conservateur finissait de sévir et réclama la fermeture et la vente du Centre culturel canadien de Paris. Il s’est trouvé alors, et je leur rends une reconnaissance émue, des fonctionnaires à Paris et aux Affaires extérieures à Ottawa pour faire ce que Pierre Jeannin recommandait au XVIe siècle en France: » Il faut obéir lentement aux souverains quand ils sont en colère «. Ils ont attendu qu’un nouveau gouvernement arrive aux affaires. Et l’une des premières décisions de ce gouvernement a été, en 1994, de garder le Centre culturel canadien, puis de le restaurer, puis de relancer ses programmes.

Est-ce que nous aurons, nous tous les milliers de créateurs et de citoyens qui attendent debout à travers tout le pays, et dont je parle plus haut, et les dizaines de milliers d’amis que nous avons dans le monde, le loisir de retarder l’application de cette décision nuisible?

Et saurons-nous alors survivre jusqu’à une échéance électorale douteuse dont rien ne nous prouve, hélas, qu’elle aboutira au salut du Programme de relations culturelles internationales?

émile martel

Les opinions de Monsieur Martel ne sont pas nécessairement celles du RCAAQ et n’engagent que son auteur.

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