SAGAMIE
Le Centre national de recherche et diffusion en arts contemporains numériques
50, St-Joseph, C.P. 93, Alma, (Québec), G8B 5V6,
téléphone et télécopie : (418) 662-7280, sagamie@cgocable.ca
Pierre Robert, Lart numérique en surstock
Aujourdhui, le Web est devenu une telle machine à communiquer et à faire de lart quil est impossible daborder la question frontalement, comme le ferait un historien ou un critique à propos dun courant quelconque de la modernité.
Couchot et Hillaire1
Par son infatigable productivité et la surabondance de ses propositions artistiques, la machine numérique à faire de lart paraît excessive, tant et si bien quelle résiste à toute uniformisation. Comme le point de vue historique traditionnel est inapplicable au domaine de lart à lère numérique, compte tenu de la diversité dapproches générée par ce dernier, nous remplacerons ici lapproche historique par une idée déchelle, de géomatique virtuelle . En effet, il semble que la notion déchelle ait une réelle portée heuristique si on cherche à élaborer une image noétique du bouleversement que le numérique véhicule dans le monde de lart.
Non seulement sommes-nous submergés par une diversité de productions artistiques, les unes plus éphémères que les autres, mais cette productivité saccompagne dun flux informationnel dont limportance est difficile à gérer. Le numérique suscite ainsi non seulement une nouvelle créativité de type technologique, mais il entraîne également une mutation profonde du champ artistique. Ce changement se manifeste notamment sur le plan de linformation. Avec, à lavant-plan, le décloisonnement des réseaux informatifs traditionnels concernant les pratiques actuelles et contemporaines. Lélément déclencheur permettant cette nouvelle configuration du champ de lart est incontestablement lInternet et le Web. Peut-être est-il encore trop tôt pour attester la nature historique de ce changement, mais des tendances fortes se font actuellement pressentir. Face à cette nouvelle complexité, certains développent une attitude de curiosité expérimentale et théorique, dautres délaissent cet univers en niant la validité des notions entourant la virtualité et linteractivité. Je crois sincèrement que nous en sommes là, à un point de divergence qui neutralise en quelque sorte lévolution espérée par le numérique. Réduire le numérique à un outil supplémentaire dans la fabrique de lart correspond à nier le potentiel émergent de lélectronique.
En effet, lunivers artistique a littéralement implosé avec lavènement de lInternet. Ce dernier nous renvoie, avec une transparence inédite, limage mondiale de la créativité contemporaine. Avant lInternet nous y étions tacitement aveugles, réduits, étions-nous, aux comptes rendus officiels dévénements majeurs imprimés beaucoup plus tard. Rappelons-le, lart contemporain dans les années 1980 et 1990 se définissait, pour une majorité dartistes, comme un mur infranchissable. Les artistes étaient claquemurés dans le cul-de-sac dune internationalisation de lart indissociable dune légitimation nationale. La Biennale de Venise représente le summum de cette conception verticale de lart contemporain, cest la Mecque insurpassable, lultime palier de la reconnaissance.
Afin de combler cette inéquitable verticalité, les arts actuels et régionaux ont émergé. Cependant, ils ont engendré une sur-spécification des types de production, stimulant par défaut une fragmentation des pratiques. Bien que cette nouvelle carte des pratiques artistiques soit acceptée malgré ses contradictions, louverture planétaire des communications sape à nouveau ces récents acquis. Pourquoi ? Nous tenterons de voir en quoi lère numérique bouleverse le paysage.
Dans les ordinateurs, les microprocesseurs sont incontestablement ancrés dans une matérialité quantifiable avec un poids et une mesure (ce quon appelle communément le hardware). Linformation électronique logicielle (software), pour sa part, nappartient pas à lunivers matériel au sens traditionnel du terme. En effet, la valeur de linformation électronique repose sur sa capacité à se métamorphoser selon les contextes de son traitement (diffusion, présentation visuelle, modification, duplication, etc.). Les signaux composant linformation changent détat, modifient leur nature presque à volonté. Ce qui amène à postuler que, pour linformation électronique, lauthenticité du support importe peu, seul le traitement compte. Cela dit, lintégralité et la cohérence des informations numériques sont dautant plus importantes, car elles permettent une transmission correcte via un traitement mathématique exact des signaux binaires (01).
Ce changement qualitatif de linformation, par lequel la cohérence des informations prédomine sur lauthenticité du support, modifie discrètement mais profondément notre appréhension du monde. En apparence, la vie se poursuit dans un même paysage, avec ses rues, ses maisons, ses automobiles ; pourtant lère numérique modifie nos liens sociaux de façon drastique. Nous ne sommes pas transfigurés dans une matrice virtuelle, à limage de la série filmique du même nom ; cependant nous assistons à leffondrement de plusieurs des modes de fonctionnement issus de la société industrielle et matérialiste. On passe de lopacité des structures hiérarchiques verticales à la transparence des flux horizontaux, de Dieu à Héraclite.
Jusquà tout récemment la technique était au service des idées, les outils du peintre ou du sculpteur donnaient forme à limagination ; aujourdhui la technique numérique devient [
] à son tour, [
] cosa mentale, ou machine de pensée2 . Conséquemment, plusieurs pans de nos activités sociales et communicationnelles se voient transformés par les technologies numériques il y a une autre intelligence parmi nous. Lart ne fait pas exception et ne peut sabstraire de ce mouvement. Lactivité artistique en son entier sen trouve transformée, ainsi que linformation diffusée à son propos.
Pour bien comprendre limpact de cette nouvelle réalité sur la pratique et le discours de lart, trois axiomes sont à considérer : la diffusion, la métamorphose et la cohérence. Chacun de ses axiomes a un lien très étroit avec le numérique.
La diffusion
Comme on le sait déjà à propos des droits dauteur et du téléchargement en ligne, la diffusion numérique soulève de nombreux embarras dans les maillons de lindustrie. Les modes de rétribution associés au marché établi sont grandement dérangés par lInternet et ils remettent en question la valeur même des biens culturels communautaires et populaires. Depuis ses tous débuts, lInternet revendique implicitement la gratuité des échanges en son réseau. Toutefois, comme il sagit dun média de masse démocratique et universel, et non pas institutionnel ou national, cela provoque des embrouillements inattendus. Les stratégies développées par les corporations afin de contrer cette gratuité ne cessent de trouver des moyens et des approches-clients à la hauteur de la prolifération des échanges sur lInternet.
Dans le contexte de lInternet, vendre une revue en ligne est absolument impensable. Les mots sur le Web ayant une valeur culturelle catégorisée dans les savoirs communs, la gratuité sapplique donc quasi automatiquement. La pratique des internautes véhicule une idée plus ou moins vague à leffet que ce qui nest pas du ressort commun na pas de valeur commune. Conséquemment, les informations privilégiées (quil faut acheter en ligne) sont considérées comme négligeables. Faut-il en conclure que les revues imprimées auront désormais un regard exclusif sur le discours ? Non, car le problème entre le numérique et limprimé ne se résume pas à un simple choix entre la vente (positive) ou la gratuité (négative).
Le cyberespace accentue à lextrême leffet des vases communicants. Tout y devient ironiquement fondamental. Un nouveau paysage social et un nouvel horizon artistique se mettent en place, engageant de nouvelles solidarités et visions partagées. Plus largement, la diffusion via lInternet questionne aussi les extensions sensorielles (la communication multimédia). Mais la culture ambiante favorisant surtout laudible et le texte dans ses communications (le parler et lécrit), les autres aspects de la communication (auxquels linteractivité réfléchit abondamment) nont, actuellement, pas beaucoup dimpact sur le grand public.
La diffusion : ubiquité multisensorielle
La diffusion est au cur de cette nouvelle problématique et elle prend tout son sens sur lInternet puisque linformation devient archi-disponible. Dès lors, lInternet regorge dinformations transmissibles et fait de ce média une ressource de connaissances quaucun autre groupe humain na jamais connue. Il faut compter plusieurs jours avant de recevoir un livre pas la poste, il suffit de quelques secondes pour consulter des informations sur le Web.
Les arts, depuis des siècles, ont un lien consubstantiel entre leur support et linformation véhiculée : la diffusion des arts est affectée par lobjet. Et comme la matérialité est contraignante et exclusive, la diffusion prescrit la valeur de luvre dans une large mesure. Les arts électroniques, pour une grande part, ne sont plus assujettis à cette alliance indéfectible entre le support et linformation, limmatérialité de linformation étant affranchissante et fortement inclusive.
Ainsi, la diffusion nest pas une entrave à lessor des arts électroniques et des pratiques numériques, alors que la diffusion concernant les objets traditionnels de lart savère le centre nerveux dune promotion adéquate. À tel point que la diffusion dicte les orientations politiques, avec tous les effets négatifs quimplique le choix dune diffusion au détriment dune autre. À titre dexemple, un périodique, du fait quil est électronique, ne pourra être subventionné car les décideurs dici semblent considérer lInternet comme un appendice de lindustrie culturelle et non un média en soi. Cest donc uniquement un critère de diffusion qui détermine la valeur des produits culturels.
Il en va de même dans le domaine du cinéma : la diffusion donne le ton à la valeur dune production. Les grands diffuseurs craignent par ailleurs que ce privilège leur échappe lorsque la voie satellitaire permettra la transmission dun film numérique dans nimporte quelle salle de projection sur la planète. Les enjeux économiques reposent plus sur des changements dans les modes de diffusion que sur la qualité des produits culturels. Lécart entre ces deux modes de diffusion est à ce point important, quil ne peut y avoir de mariage heureux entre eux.
Outre cela, lunivers informationnel développé par le numérique se distancie des choses et des événements du monde. [
] Avec le web-document, la fiction nest pas le contraire de la vérité, mais lune de ses dimensions. [
] Le centre, la hiérarchie et la subjectivité propres à la pensée et au regard jetés sur le monde par lhumanisme de la Renaissance, poursuivis par la photographie, et dune certaine façon par la télévision, se transforment, avec le web-document, en équivalence, polycentrisme et asubjectivité. Les verticalités seffondrent en horizontalités. Tel est le document du monde en devenir, aux antipodes des façons de travailler, de communiquer, de penser, de produire, et de voir des cinq derniers siècles
3
Que ce soit à partir du disque dur de votre ordinateur ou en provenance de signaux électroniques via lInternet, linformation transite, elle nest active que par flux, elle se diffuse. Impossible de consulter des informations sans quil ny ait un flux. Au même titre que le cerveau traite plusieurs informations avant de transmettre un message par la voix ou des signes. Linformation est un flux, un processus de diffusion, sans lequel, a contrario, le matériel électronique nest quune coquille vide.
La métamorphose
La métamorphose touche le plan multidimensionnel de la communication et donc des échanges. Aujourdhui, la communication sautonomise, elle se définit comme un exercice consistant à joindre tel ou tel autre contact (réel, machine ou virtuel) afin dengager une relation. Lautre est une donnée avec laquelle on traite, lautre nest plus nécessairement celui avec lequel on trinque sur le zinc. Lobjet dart, dans le contexte de la métamorphose numérique, se présente potentiellement sous diverses formes, en divers formats, sous différents débits, en mode direct ou différé. On peut aussi construire un navire informationnel concernant sa propre pratique, le lancer sur lInternet et récolter des contacts, des invitations, des échanges, des recommandations, des propositions, des collaborations et des amitiés.
La métamorphose : une plasticité extrême
Un des premiers artistes à se faire connaître par lentremise exclusive du Web fut certainement Mark Napier avec Shredder 1.0. Il sagit dun petit programme, accessible en ligne, qui fait une lecture aléatoire des codes HTML dune page Web que linternaute lui soumet. Le résultat se présente comme une page Web qui parait déchiquetée et illisible. Les images et les animations, le texte et les hyperliens, sont tous entremêlés et difformes. Dès lors, il apparaît évident que les sites Web ne sont rien dautre que des clones reproductibles à linfini et à la demande. Les pages Web ont une matérialité faible. En ce sens, cette uvre était révélatrice de linfrastructure, voilà pourquoi elle a tant fasciné les médias traditionnels de lépoque (1998).
Le Web implique une notion fondamentale : on confond la perception des informations avec les informations elles-mêmes, la source et le produit. Avec lInternet, il nen va pas ainsi : si le produit peut être altéré, la source ne peut lêtre aussi aisément. On peut comprendre, à cet égard, la vision manichéenne de certains face à lInternet. En effet, si la source est immatérielle et que sa production est virtuelle, la première a tous les pouvoirs, de là Big Brother. Bien au contraire, les bouleversements opérés par lInternet proviennent plutôt du fait quil sagit dun espace ouvert déchanges en réseaux.
Le système critique en arts visuels et médiatiques subit aussi les contrecoups de louverture des communications grâce à lInternet. Il était coutume dattendre plusieurs semaines, sinon plusieurs mois, avant larrivée dun article suite à une exposition. Les processus de la rédaction, du graphisme, de limpression et de la diffusion prennent du temps, sont exclusifs et parcimonieux. De ce point de vue, tout article fait à la fois acte dhistoire et dactualité. Lécriture critique demeure de la sorte dans la sphère de sa discipline maîtresse, soit lhistoire de lart. Cette place lui est conférée et elle sy exerce en toute exclusivité par le fait même des processus de réalisation ou de concrétisation de linformation. Lhypertexte pour sa part met en place des réseaux de connaissances, plus ou moins élaborés, mais extrêmement utiles. Par ailleurs, la participation au texte par lapport de commentaires peut sy faire directement et universellement. Chose plus importante à considérer : le texte numérique en ligne fait partie dun réseau qui est indépendant des contraintes de la diffusion matérielle et donc de ceux qui tirent les ficelles du discours officiel. Une fois ces contraintes levées, de nouvelles dynamiques apparaissent, de nouveaux réseaux, de nouveaux événements, etc. La valeur des nouvelles pratiques na pas été instaurée à la remorque des institutions établies, elle sest bâtie à même ses propres activités, à même ses propres réseaux.
La cohérence
La cohérence est probablement laspect le plus dynamique puisquelle engage précisément la dimension des réseaux. Ici, cest laspect sémantique qui prend le pas. Dans la communication, on ne mélange pas les univers incompatibles sur le plan du sens. Conséquemment, les réseaux se constituent naturellement sur la base de leurs intérêts premiers. Contrairement au spam (les communications électroniques massives sans sollicitation des destinataires) qui envoie de façon aléatoire ses messages, les réseaux sur lInternet sont foncièrement solidaires, se basant tous sur des affinités reconnues. En ce sens, les réseaux sont intelligents, globaux et internationaux. Toute la question de la nationalité des arts sen trouve bouleversée. Cela amène par ailleurs des incongruités dans les systèmes subventionnés qui, initialement, sorientent vers une promotion de type national. Les artistes vivent alors soit sur la planète cybernétique, soit dans la sphère nationale. Évidemment, et malgré les vacuités institutionnelles, les artistes trouvent des alternatives. Reste que plusieurs trous noirs entre ces deux univers ne sont pas résolus. Ce constat est par ailleurs assez paradoxal, car les artistes en général sont reconnus ici sur un plan national parce quils cumulent une reconnaissance internationale. Il existe donc les démarches artistiques quon qualifiera de classiques et les démarches indépendantes utilisant les nouveaux réseaux qui se constituent hors des principes politiques (nationaux) de lart.
La notion de réseau est corrélative à la conception de linformation électronique. Établir un réseau électronique implique dabord une adhésion à des idées et à des contenus auxquels nous accordons une pertinence. Cest sur cette base que se forment les réseaux. Une revue électronique tient donc pour acquis un réseau virtuel avant même quil ne soit constitué. Elle sen nourrit tout comme ce dernier puise dans le périodique en tant quil est une des ressources du réseau.
Lépreuve finale
La massification exponentielle des informations et leur libre circulation dans linter-réseau engendre la nécessité dune modération des flux selon la pertinence des interactions et des croisements que ces derniers génèrent. Conséquemment, lart en ligne construit son esthétique via les régisseurs de lInternet dont le périodique électronique fait partie.
Lère de la communication de masse sachève, lère des médias de participation commence. Et il ne faut pas en comprendre que les médias de masse seront désormais ouverts et participatifs, mais bien quil y aura une infinité de communautés créatives, participantes et médiatisées par leurs propres moyens.
Pierre Robert
Pierre Robert est le fondateur dArchée, périodique électronique consacré à lart Web, à la cyberculture artistique, à linteractivité ainsi quaux nouveaux médias. Il en est le responsable éditorial depuis sa création en 1997. Archée est subventionné par le Conseil des Arts du Canada depuis 2000. Le Centre interuniversitaire des arts médiatiques (CIAM) est partenaire du périodique depuis 2005. Détenteur dun baccalauréat en histoire de lart et dune maîtrise en Études des arts de lUniversité du Québec à Montréal, il cumule aussi une scolarité de doctorat en sémiotique visuelle. Il enseigne actuellement lhistoire de lart au Collège Lionel-Groulx et sassocie régulièrement à des projets universitaires et événementiels concernant les arts médiatiques, lhistoire de lart et la cyberculture. Auteur de nombreux articles, critique et conférencier, il agit aussi comme consultant.
Notes
- Edmond Couchot et Norbert Hillaire, Lart numérique, Paris, Éditions Flammarion, 2003, p. 69.
- Iibid., p. 20.
- André Rouillé, La vérité du web-document , Paris-art.com, éditorial du 1er juin 2006, adresse électronique : www.paris-art.com/edito_detail-andre-rouille-151.html
SAGAMIE
Le Centre national de recherche et diffusion en arts contemporains numériques
50, St-Joseph, C.P. 93, Alma, (Québec), G8B 5V6,
téléphone et télécopie : (418) 662-7280, sagamie@cgocable.ca
Pierre Robert, Lart numérique en surstock
Aujourdhui, le Web est devenu une telle machine à communiquer et à faire de lart quil est impossible daborder la question frontalement, comme le ferait un historien ou un critique à propos dun courant quelconque de la modernité.
Couchot et Hillaire1
Par son infatigable productivité et la surabondance de ses propositions artistiques, la machine numérique à faire de lart paraît excessive, tant et si bien quelle résiste à toute uniformisation. Comme le point de vue historique traditionnel est inapplicable au domaine de lart à lère numérique, compte tenu de la diversité dapproches générée par ce dernier, nous remplacerons ici lapproche historique par une idée déchelle, de géomatique virtuelle . En effet, il semble que la notion déchelle ait une réelle portée heuristique si on cherche à élaborer une image noétique du bouleversement que le numérique véhicule dans le monde de lart.
Non seulement sommes-nous submergés par une diversité de productions artistiques, les unes plus éphémères que les autres, mais cette productivité saccompagne dun flux informationnel dont limportance est difficile à gérer. Le numérique suscite ainsi non seulement une nouvelle créativité de type technologique, mais il entraîne également une mutation profonde du champ artistique. Ce changement se manifeste notamment sur le plan de linformation. Avec, à lavant-plan, le décloisonnement des réseaux informatifs traditionnels concernant les pratiques actuelles et contemporaines. Lélément déclencheur permettant cette nouvelle configuration du champ de lart est incontestablement lInternet et le Web. Peut-être est-il encore trop tôt pour attester la nature historique de ce changement, mais des tendances fortes se font actuellement pressentir. Face à cette nouvelle complexité, certains développent une attitude de curiosité expérimentale et théorique, dautres délaissent cet univers en niant la validité des notions entourant la virtualité et linteractivité. Je crois sincèrement que nous en sommes là, à un point de divergence qui neutralise en quelque sorte lévolution espérée par le numérique. Réduire le numérique à un outil supplémentaire dans la fabrique de lart correspond à nier le potentiel émergent de lélectronique.
En effet, lunivers artistique a littéralement implosé avec lavènement de lInternet. Ce dernier nous renvoie, avec une transparence inédite, limage mondiale de la créativité contemporaine. Avant lInternet nous y étions tacitement aveugles, réduits, étions-nous, aux comptes rendus officiels dévénements majeurs imprimés beaucoup plus tard. Rappelons-le, lart contemporain dans les années 1980 et 1990 se définissait, pour une majorité dartistes, comme un mur infranchissable. Les artistes étaient claquemurés dans le cul-de-sac dune internationalisation de lart indissociable dune légitimation nationale. La Biennale de Venise représente le summum de cette conception verticale de lart contemporain, cest la Mecque insurpassable, lultime palier de la reconnaissance.
Afin de combler cette inéquitable verticalité, les arts actuels et régionaux ont émergé. Cependant, ils ont engendré une sur-spécification des types de production, stimulant par défaut une fragmentation des pratiques. Bien que cette nouvelle carte des pratiques artistiques soit acceptée malgré ses contradictions, louverture planétaire des communications sape à nouveau ces récents acquis. Pourquoi ? Nous tenterons de voir en quoi lère numérique bouleverse le paysage.
Dans les ordinateurs, les microprocesseurs sont incontestablement ancrés dans une matérialité quantifiable avec un poids et une mesure (ce quon appelle communément le hardware). Linformation électronique logicielle (software), pour sa part, nappartient pas à lunivers matériel au sens traditionnel du terme. En effet, la valeur de linformation électronique repose sur sa capacité à se métamorphoser selon les contextes de son traitement (diffusion, présentation visuelle, modification, duplication, etc.). Les signaux composant linformation changent détat, modifient leur nature presque à volonté. Ce qui amène à postuler que, pour linformation électronique, lauthenticité du support importe peu, seul le traitement compte. Cela dit, lintégralité et la cohérence des informations numériques sont dautant plus importantes, car elles permettent une transmission correcte via un traitement mathématique exact des signaux binaires (01).
Ce changement qualitatif de linformation, par lequel la cohérence des informations prédomine sur lauthenticité du support, modifie discrètement mais profondément notre appréhension du monde. En apparence, la vie se poursuit dans un même paysage, avec ses rues, ses maisons, ses automobiles ; pourtant lère numérique modifie nos liens sociaux de façon drastique. Nous ne sommes pas transfigurés dans une matrice virtuelle, à limage de la série filmique du même nom ; cependant nous assistons à leffondrement de plusieurs des modes de fonctionnement issus de la société industrielle et matérialiste. On passe de lopacité des structures hiérarchiques verticales à la transparence des flux horizontaux, de Dieu à Héraclite.
Jusquà tout récemment la technique était au service des idées, les outils du peintre ou du sculpteur donnaient forme à limagination ; aujourdhui la technique numérique devient [ ] à son tour, [ ] cosa mentale, ou machine de pensée2 . Conséquemment, plusieurs pans de nos activités sociales et communicationnelles se voient transformés par les technologies numériques il y a une autre intelligence parmi nous. Lart ne fait pas exception et ne peut sabstraire de ce mouvement. Lactivité artistique en son entier sen trouve transformée, ainsi que linformation diffusée à son propos.
Pour bien comprendre limpact de cette nouvelle réalité sur la pratique et le discours de lart, trois axiomes sont à considérer : la diffusion, la métamorphose et la cohérence. Chacun de ses axiomes a un lien très étroit avec le numérique.
La diffusion
Comme on le sait déjà à propos des droits dauteur et du téléchargement en ligne, la diffusion numérique soulève de nombreux embarras dans les maillons de lindustrie. Les modes de rétribution associés au marché établi sont grandement dérangés par lInternet et ils remettent en question la valeur même des biens culturels communautaires et populaires. Depuis ses tous débuts, lInternet revendique implicitement la gratuité des échanges en son réseau. Toutefois, comme il sagit dun média de masse démocratique et universel, et non pas institutionnel ou national, cela provoque des embrouillements inattendus. Les stratégies développées par les corporations afin de contrer cette gratuité ne cessent de trouver des moyens et des approches-clients à la hauteur de la prolifération des échanges sur lInternet.
Dans le contexte de lInternet, vendre une revue en ligne est absolument impensable. Les mots sur le Web ayant une valeur culturelle catégorisée dans les savoirs communs, la gratuité sapplique donc quasi automatiquement. La pratique des internautes véhicule une idée plus ou moins vague à leffet que ce qui nest pas du ressort commun na pas de valeur commune. Conséquemment, les informations privilégiées (quil faut acheter en ligne) sont considérées comme négligeables. Faut-il en conclure que les revues imprimées auront désormais un regard exclusif sur le discours ? Non, car le problème entre le numérique et limprimé ne se résume pas à un simple choix entre la vente (positive) ou la gratuité (négative).
Le cyberespace accentue à lextrême leffet des vases communicants. Tout y devient ironiquement fondamental. Un nouveau paysage social et un nouvel horizon artistique se mettent en place, engageant de nouvelles solidarités et visions partagées. Plus largement, la diffusion via lInternet questionne aussi les extensions sensorielles (la communication multimédia). Mais la culture ambiante favorisant surtout laudible et le texte dans ses communications (le parler et lécrit), les autres aspects de la communication (auxquels linteractivité réfléchit abondamment) nont, actuellement, pas beaucoup dimpact sur le grand public.
La diffusion : ubiquité multisensorielle
La diffusion est au cur de cette nouvelle problématique et elle prend tout son sens sur lInternet puisque linformation devient archi-disponible. Dès lors, lInternet regorge dinformations transmissibles et fait de ce média une ressource de connaissances quaucun autre groupe humain na jamais connue. Il faut compter plusieurs jours avant de recevoir un livre pas la poste, il suffit de quelques secondes pour consulter des informations sur le Web.
Les arts, depuis des siècles, ont un lien consubstantiel entre leur support et linformation véhiculée : la diffusion des arts est affectée par lobjet. Et comme la matérialité est contraignante et exclusive, la diffusion prescrit la valeur de luvre dans une large mesure. Les arts électroniques, pour une grande part, ne sont plus assujettis à cette alliance indéfectible entre le support et linformation, limmatérialité de linformation étant affranchissante et fortement inclusive.
Ainsi, la diffusion nest pas une entrave à lessor des arts électroniques et des pratiques numériques, alors que la diffusion concernant les objets traditionnels de lart savère le centre nerveux dune promotion adéquate. À tel point que la diffusion dicte les orientations politiques, avec tous les effets négatifs quimplique le choix dune diffusion au détriment dune autre. À titre dexemple, un périodique, du fait quil est électronique, ne pourra être subventionné car les décideurs dici semblent considérer lInternet comme un appendice de lindustrie culturelle et non un média en soi. Cest donc uniquement un critère de diffusion qui détermine la valeur des produits culturels.
Il en va de même dans le domaine du cinéma : la diffusion donne le ton à la valeur dune production. Les grands diffuseurs craignent par ailleurs que ce privilège leur échappe lorsque la voie satellitaire permettra la transmission dun film numérique dans nimporte quelle salle de projection sur la planète. Les enjeux économiques reposent plus sur des changements dans les modes de diffusion que sur la qualité des produits culturels. Lécart entre ces deux modes de diffusion est à ce point important, quil ne peut y avoir de mariage heureux entre eux.
Outre cela, lunivers informationnel développé par le numérique se distancie des choses et des événements du monde. [ ] Avec le web-document, la fiction nest pas le contraire de la vérité, mais lune de ses dimensions. [ ] Le centre, la hiérarchie et la subjectivité propres à la pensée et au regard jetés sur le monde par lhumanisme de la Renaissance, poursuivis par la photographie, et dune certaine façon par la télévision, se transforment, avec le web-document, en équivalence, polycentrisme et asubjectivité. Les verticalités seffondrent en horizontalités. Tel est le document du monde en devenir, aux antipodes des façons de travailler, de communiquer, de penser, de produire, et de voir des cinq derniers siècles 3
Que ce soit à partir du disque dur de votre ordinateur ou en provenance de signaux électroniques via lInternet, linformation transite, elle nest active que par flux, elle se diffuse. Impossible de consulter des informations sans quil ny ait un flux. Au même titre que le cerveau traite plusieurs informations avant de transmettre un message par la voix ou des signes. Linformation est un flux, un processus de diffusion, sans lequel, a contrario, le matériel électronique nest quune coquille vide.
La métamorphose
La métamorphose touche le plan multidimensionnel de la communication et donc des échanges. Aujourdhui, la communication sautonomise, elle se définit comme un exercice consistant à joindre tel ou tel autre contact (réel, machine ou virtuel) afin dengager une relation. Lautre est une donnée avec laquelle on traite, lautre nest plus nécessairement celui avec lequel on trinque sur le zinc. Lobjet dart, dans le contexte de la métamorphose numérique, se présente potentiellement sous diverses formes, en divers formats, sous différents débits, en mode direct ou différé. On peut aussi construire un navire informationnel concernant sa propre pratique, le lancer sur lInternet et récolter des contacts, des invitations, des échanges, des recommandations, des propositions, des collaborations et des amitiés.
La métamorphose : une plasticité extrême
Un des premiers artistes à se faire connaître par lentremise exclusive du Web fut certainement Mark Napier avec Shredder 1.0. Il sagit dun petit programme, accessible en ligne, qui fait une lecture aléatoire des codes HTML dune page Web que linternaute lui soumet. Le résultat se présente comme une page Web qui parait déchiquetée et illisible. Les images et les animations, le texte et les hyperliens, sont tous entremêlés et difformes. Dès lors, il apparaît évident que les sites Web ne sont rien dautre que des clones reproductibles à linfini et à la demande. Les pages Web ont une matérialité faible. En ce sens, cette uvre était révélatrice de linfrastructure, voilà pourquoi elle a tant fasciné les médias traditionnels de lépoque (1998).
Le Web implique une notion fondamentale : on confond la perception des informations avec les informations elles-mêmes, la source et le produit. Avec lInternet, il nen va pas ainsi : si le produit peut être altéré, la source ne peut lêtre aussi aisément. On peut comprendre, à cet égard, la vision manichéenne de certains face à lInternet. En effet, si la source est immatérielle et que sa production est virtuelle, la première a tous les pouvoirs, de là Big Brother. Bien au contraire, les bouleversements opérés par lInternet proviennent plutôt du fait quil sagit dun espace ouvert déchanges en réseaux.
Le système critique en arts visuels et médiatiques subit aussi les contrecoups de louverture des communications grâce à lInternet. Il était coutume dattendre plusieurs semaines, sinon plusieurs mois, avant larrivée dun article suite à une exposition. Les processus de la rédaction, du graphisme, de limpression et de la diffusion prennent du temps, sont exclusifs et parcimonieux. De ce point de vue, tout article fait à la fois acte dhistoire et dactualité. Lécriture critique demeure de la sorte dans la sphère de sa discipline maîtresse, soit lhistoire de lart. Cette place lui est conférée et elle sy exerce en toute exclusivité par le fait même des processus de réalisation ou de concrétisation de linformation. Lhypertexte pour sa part met en place des réseaux de connaissances, plus ou moins élaborés, mais extrêmement utiles. Par ailleurs, la participation au texte par lapport de commentaires peut sy faire directement et universellement. Chose plus importante à considérer : le texte numérique en ligne fait partie dun réseau qui est indépendant des contraintes de la diffusion matérielle et donc de ceux qui tirent les ficelles du discours officiel. Une fois ces contraintes levées, de nouvelles dynamiques apparaissent, de nouveaux réseaux, de nouveaux événements, etc. La valeur des nouvelles pratiques na pas été instaurée à la remorque des institutions établies, elle sest bâtie à même ses propres activités, à même ses propres réseaux.
La cohérence
La cohérence est probablement laspect le plus dynamique puisquelle engage précisément la dimension des réseaux. Ici, cest laspect sémantique qui prend le pas. Dans la communication, on ne mélange pas les univers incompatibles sur le plan du sens. Conséquemment, les réseaux se constituent naturellement sur la base de leurs intérêts premiers. Contrairement au spam (les communications électroniques massives sans sollicitation des destinataires) qui envoie de façon aléatoire ses messages, les réseaux sur lInternet sont foncièrement solidaires, se basant tous sur des affinités reconnues. En ce sens, les réseaux sont intelligents, globaux et internationaux. Toute la question de la nationalité des arts sen trouve bouleversée. Cela amène par ailleurs des incongruités dans les systèmes subventionnés qui, initialement, sorientent vers une promotion de type national. Les artistes vivent alors soit sur la planète cybernétique, soit dans la sphère nationale. Évidemment, et malgré les vacuités institutionnelles, les artistes trouvent des alternatives. Reste que plusieurs trous noirs entre ces deux univers ne sont pas résolus. Ce constat est par ailleurs assez paradoxal, car les artistes en général sont reconnus ici sur un plan national parce quils cumulent une reconnaissance internationale. Il existe donc les démarches artistiques quon qualifiera de classiques et les démarches indépendantes utilisant les nouveaux réseaux qui se constituent hors des principes politiques (nationaux) de lart.
La notion de réseau est corrélative à la conception de linformation électronique. Établir un réseau électronique implique dabord une adhésion à des idées et à des contenus auxquels nous accordons une pertinence. Cest sur cette base que se forment les réseaux. Une revue électronique tient donc pour acquis un réseau virtuel avant même quil ne soit constitué. Elle sen nourrit tout comme ce dernier puise dans le périodique en tant quil est une des ressources du réseau.
Lépreuve finale
La massification exponentielle des informations et leur libre circulation dans linter-réseau engendre la nécessité dune modération des flux selon la pertinence des interactions et des croisements que ces derniers génèrent. Conséquemment, lart en ligne construit son esthétique via les régisseurs de lInternet dont le périodique électronique fait partie.
Lère de la communication de masse sachève, lère des médias de participation commence. Et il ne faut pas en comprendre que les médias de masse seront désormais ouverts et participatifs, mais bien quil y aura une infinité de communautés créatives, participantes et médiatisées par leurs propres moyens.
Pierre Robert
Pierre Robert est le fondateur dArchée, périodique électronique consacré à lart Web, à la cyberculture artistique, à linteractivité ainsi quaux nouveaux médias. Il en est le responsable éditorial depuis sa création en 1997. Archée est subventionné par le Conseil des Arts du Canada depuis 2000. Le Centre interuniversitaire des arts médiatiques (CIAM) est partenaire du périodique depuis 2005. Détenteur dun baccalauréat en histoire de lart et dune maîtrise en Études des arts de lUniversité du Québec à Montréal, il cumule aussi une scolarité de doctorat en sémiotique visuelle. Il enseigne actuellement lhistoire de lart au Collège Lionel-Groulx et sassocie régulièrement à des projets universitaires et événementiels concernant les arts médiatiques, lhistoire de lart et la cyberculture. Auteur de nombreux articles, critique et conférencier, il agit aussi comme consultant.
Notes
Alma, QC, G8B 5W1