L’art numérique en surstock de Pierre Robert confrence présentée dans le cadre du colloque virtuel L’imprimé en art contemporain

SAGAMIE
Le Centre national de recherche et diffusion en arts contemporains numériques
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Pierre Robert, L’art numérique en surstock

Aujourd’hui, le Web est devenu une telle machine à communiquer et à faire de l’art qu’il est impossible d’aborder la question frontalement, comme le ferait un historien ou un critique à propos d’un courant quelconque de la modernité.

Couchot et Hillaire1

Par son infatigable productivité et la surabondance de ses propositions artistiques, “ la machine numérique à faire de l’art ” paraît excessive, tant et si bien qu’elle résiste à toute uniformisation. Comme le point de vue historique traditionnel est inapplicable au domaine de l’art à l’ère numérique, compte tenu de la diversité d’approches générée par ce dernier, nous remplacerons ici l’approche historique par une idée d’échelle, de “ géomatique virtuelle ”. En effet, il semble que la notion d’échelle ait une réelle portée heuristique si on cherche à élaborer une image noétique du bouleversement que le numérique véhicule dans le monde de l’art.

Non seulement sommes-nous submergés par une diversité de productions artistiques, les unes plus éphémères que les autres, mais cette productivité s’accompagne d’un flux informationnel dont l’importance est difficile à gérer. Le numérique suscite ainsi non seulement une nouvelle créativité de type technologique, mais il entraîne également une mutation profonde du champ artistique. Ce changement se manifeste notamment sur le plan de l’information. Avec, à l’avant-plan, le décloisonnement des réseaux informatifs traditionnels concernant les pratiques actuelles et contemporaines. L’élément déclencheur permettant cette nouvelle configuration du champ de l’art est incontestablement l’Internet et le Web. Peut-être est-il encore trop tôt pour attester la nature historique de ce changement, mais des tendances fortes se font actuellement pressentir. Face à cette nouvelle complexité, certains développent une attitude de curiosité expérimentale et théorique, d’autres délaissent cet univers en niant la validité des notions entourant la virtualité et l’interactivité. Je crois sincèrement que nous en sommes là, à un point de divergence qui neutralise en quelque sorte l’évolution espérée par le numérique. Réduire le numérique à un outil supplémentaire dans la fabrique de l’art correspond à nier le potentiel émergent de l’électronique.

En effet, l’univers artistique a littéralement implosé avec l’avènement de l’Internet. Ce dernier nous renvoie, avec une transparence inédite, l’image mondiale de la créativité contemporaine. Avant l’Internet nous y étions tacitement aveugles, réduits, étions-nous, aux comptes rendus officiels d’événements majeurs imprimés beaucoup plus tard. Rappelons-le, l’art contemporain dans les années 1980 et 1990 se définissait, pour une majorité d’artistes, comme un mur infranchissable. Les artistes étaient claquemurés dans le cul-de-sac d’une internationalisation de l’art indissociable d’une légitimation nationale. La Biennale de Venise représente le summum de cette conception verticale de l’art contemporain, c’est la Mecque insurpassable, l’ultime palier de la reconnaissance.

Afin de combler cette inéquitable verticalité, les arts actuels et régionaux ont émergé. Cependant, ils ont engendré une sur-spécification des types de production, stimulant par défaut une fragmentation des pratiques. Bien que cette nouvelle carte des pratiques artistiques soit acceptée malgré ses contradictions, l’ouverture planétaire des communications sape à nouveau ces récents acquis. Pourquoi ? Nous tenterons de voir en quoi l’ère numérique bouleverse le paysage.

Dans les ordinateurs, les microprocesseurs sont incontestablement ancrés dans une matérialité quantifiable avec un poids et une mesure (ce qu’on appelle communément le hardware). L’information électronique logicielle (software), pour sa part, n’appartient pas à l’univers matériel au sens traditionnel du terme. En effet, la valeur de l’information électronique repose sur sa capacité à se métamorphoser selon les contextes de son traitement (diffusion, présentation visuelle, modification, duplication, etc.). Les signaux composant l’information changent d’état, modifient leur nature presque à volonté. Ce qui amène à postuler que, pour l’information électronique, l’authenticité du support importe peu, seul le traitement compte. Cela dit, l’intégralité et la cohérence des informations numériques sont d’autant plus importantes, car elles permettent une transmission correcte via un traitement mathématique exact des signaux binaires (01).

Ce changement qualitatif de l’information, par lequel la cohérence des informations prédomine sur l’authenticité du support, modifie discrètement mais profondément notre appréhension du monde. En apparence, la vie se poursuit dans un même paysage, avec ses rues, ses maisons, ses automobiles ; pourtant l’ère numérique modifie nos liens sociaux de façon drastique. Nous ne sommes pas transfigurés dans une matrice virtuelle, à l’image de la série filmique du même nom ; cependant nous assistons à l’effondrement de plusieurs des modes de fonctionnement issus de la société industrielle et matérialiste. On passe de l’opacité des structures hiérarchiques verticales à la transparence des flux horizontaux, de Dieu à Héraclite.

Jusqu’à tout récemment la technique était au service des idées, les outils du peintre ou du sculpteur donnaient forme à l’imagination ; aujourd’hui la technique numérique devient “ […] à son tour, […] cosa mentale, ou machine de pensée2 ”. Conséquemment, plusieurs pans de nos activités sociales et communicationnelles se voient transformés par les technologies numériques – il y a une autre intelligence parmi nous. L’art ne fait pas exception et ne peut s’abstraire de ce mouvement. L’activité artistique en son entier s’en trouve transformée, ainsi que l’information diffusée à son propos.

Pour bien comprendre l’impact de cette nouvelle réalité sur la pratique et le discours de l’art, trois axiomes sont à considérer : la diffusion, la métamorphose et la cohérence. Chacun de ses axiomes a un lien très étroit avec le numérique.

La diffusion

Comme on le sait déjà à propos des droits d’auteur et du téléchargement en ligne, la diffusion numérique soulève de nombreux embarras dans les maillons de l’industrie. Les modes de rétribution associés au marché établi sont grandement dérangés par l’Internet et ils remettent en question la valeur même des biens culturels communautaires et populaires. Depuis ses tous débuts, l’Internet revendique implicitement la gratuité des échanges en son réseau. Toutefois, comme il s’agit d’un média de masse démocratique et universel, et non pas institutionnel ou national, cela provoque des embrouillements inattendus. Les stratégies développées par les corporations afin de contrer cette gratuité ne cessent de trouver des moyens et des approches-clients à la hauteur de la prolifération des échanges sur l’Internet.

Dans le contexte de l’Internet, vendre une revue en ligne est absolument impensable. Les mots sur le Web ayant une valeur culturelle catégorisée dans les savoirs communs, la gratuité s’applique donc quasi automatiquement. La pratique des internautes véhicule une idée plus ou moins vague à l’effet que ce qui n’est pas du ressort commun n’a pas de valeur commune. Conséquemment, les informations privilégiées (qu’il faut acheter en ligne) sont considérées comme négligeables. Faut-il en conclure que les revues imprimées auront désormais un regard exclusif sur le discours ? Non, car le problème entre le numérique et l’imprimé ne se résume pas à un simple choix entre la vente (positive) ou la gratuité (négative).

Le cyberespace accentue à l’extrême l’effet des vases communicants. Tout y devient ironiquement fondamental. Un nouveau paysage social et un nouvel horizon artistique se mettent en place, engageant de nouvelles solidarités et visions partagées. Plus largement, la diffusion via l’Internet questionne aussi les extensions sensorielles (la communication multimédia). Mais la culture ambiante favorisant surtout l’audible et le texte dans ses communications (le parler et l’écrit), les autres aspects de la communication (auxquels l’interactivité réfléchit abondamment) n’ont, actuellement, pas beaucoup d’impact sur le grand public.

La diffusion : ubiquité multisensorielle

La diffusion est au cœur de cette nouvelle problématique et elle prend tout son sens sur l’Internet puisque l’information devient archi-disponible. Dès lors, l’Internet regorge d’informations transmissibles et fait de ce média une ressource de connaissances qu’aucun autre groupe humain n’a jamais connue. Il faut compter plusieurs jours avant de recevoir un livre pas la poste, il suffit de quelques secondes pour consulter des informations sur le Web.

Les arts, depuis des siècles, ont un lien consubstantiel entre leur support et l’information véhiculée : la diffusion des arts est affectée par l’objet. Et comme la matérialité est contraignante et exclusive, la diffusion prescrit la valeur de l’œuvre dans une large mesure. Les arts électroniques, pour une grande part, ne sont plus assujettis à cette alliance indéfectible entre le support et l’information, l’immatérialité de l’information étant affranchissante et fortement inclusive.

Ainsi, la diffusion n’est pas une entrave à l’essor des arts électroniques et des pratiques numériques, alors que la diffusion concernant les objets traditionnels de l’art s’avère le centre nerveux d’une promotion adéquate. À tel point que la diffusion dicte les orientations politiques, avec tous les effets négatifs qu’implique le choix d’une diffusion au détriment d’une autre. À titre d’exemple, un périodique, du fait qu’il est électronique, ne pourra être subventionné car les décideurs d’ici semblent considérer l’Internet comme un appendice de l’industrie culturelle et non un média en soi. C’est donc uniquement un critère de diffusion qui détermine la valeur des produits culturels.

Il en va de même dans le domaine du cinéma : la diffusion donne le ton à la valeur d’une production. Les grands diffuseurs craignent par ailleurs que ce privilège leur échappe lorsque la voie satellitaire permettra la transmission d’un film numérique dans n’importe quelle salle de projection sur la planète. Les enjeux économiques reposent plus sur des changements dans les modes de diffusion que sur la qualité des produits culturels. L’écart entre ces deux modes de diffusion est à ce point important, qu’il ne peut y avoir de mariage heureux entre eux.

Outre cela, l’univers informationnel développé par le numérique se distancie “ des choses et des événements du monde. […] Avec le web-document, la fiction n’est pas le contraire de la vérité, mais l’une de ses dimensions. […] Le centre, la hiérarchie et la subjectivité propres à la pensée et au regard jetés sur le monde par l’humanisme de la Renaissance, poursuivis par la photographie, et d’une certaine façon par la télévision, se transforment, avec le web-document, en équivalence, polycentrisme et asubjectivité. Les verticalités s’effondrent en horizontalités. Tel est le document du monde en devenir, aux antipodes des façons de travailler, de communiquer, de penser, de produire, et de voir des cinq derniers siècles…3 ”

Que ce soit à partir du disque dur de votre ordinateur ou en provenance de signaux électroniques via l’Internet, l’information transite, elle n’est active que par flux, elle se diffuse. Impossible de consulter des informations sans qu’il n’y ait un flux. Au même titre que le cerveau traite plusieurs informations avant de transmettre un message par la voix ou des signes. L’information est un flux, un processus de diffusion, sans lequel, a contrario, le matériel électronique n’est qu’une coquille vide.

La métamorphose

La métamorphose touche le plan multidimensionnel de la communication et donc des échanges. Aujourd’hui, la communication s’autonomise, elle se définit comme un exercice consistant à joindre tel ou tel autre contact (réel, machine ou virtuel) afin d’engager une relation. L’autre est une donnée avec laquelle on traite, l’autre n’est plus nécessairement celui avec lequel on trinque sur le zinc. L’objet d’art, dans le contexte de la métamorphose numérique, se présente potentiellement sous diverses formes, en divers formats, sous différents débits, en mode direct ou différé. On peut aussi construire un “ navire informationnel ” concernant sa propre pratique, le “ lancer sur l’Internet ” et récolter des contacts, des invitations, des échanges, des recommandations, des propositions, des collaborations et des amitiés.

La métamorphose : une plasticité extrême

Un des premiers artistes à se faire connaître par l’entremise exclusive du Web fut certainement Mark Napier avec Shredder 1.0. Il s’agit d’un petit programme, accessible en ligne, qui fait une lecture aléatoire des codes HTML d’une page Web que l’internaute lui soumet. Le résultat se présente comme une page Web qui parait déchiquetée et illisible. Les images et les animations, le texte et les hyperliens, sont tous entremêlés et difformes. Dès lors, il apparaît évident que les sites Web ne sont rien d’autre que des clones reproductibles à l’infini et à la demande. Les pages Web ont une matérialité faible. En ce sens, cette œuvre était révélatrice de l’infrastructure, voilà pourquoi elle a tant fasciné les médias traditionnels de l’époque (1998).

Le Web implique une notion fondamentale : on confond la perception des informations avec les informations elles-mêmes, la source et le produit. Avec l’Internet, il n’en va pas ainsi : si le produit peut être altéré, la source ne peut l’être aussi aisément. On peut comprendre, à cet égard, la vision manichéenne de certains face à l’Internet. En effet, si la source est immatérielle et que sa production est virtuelle, la première a tous les pouvoirs, de là Big Brother. Bien au contraire, les bouleversements opérés par l’Internet proviennent plutôt du fait qu’il s’agit d’un espace ouvert d’échanges en réseaux.

Le système critique en arts visuels et médiatiques subit aussi les contrecoups de l’ouverture des communications grâce à l’Internet. Il était coutume d’attendre plusieurs semaines, sinon plusieurs mois, avant l’arrivée d’un article suite à une exposition. Les processus de la rédaction, du graphisme, de l’impression et de la diffusion prennent du temps, sont exclusifs et parcimonieux. De ce point de vue, tout article fait à la fois acte d’histoire et d’actualité. L’écriture critique demeure de la sorte dans la sphère de sa discipline maîtresse, soit l’histoire de l’art. Cette place lui est conférée et elle s’y exerce en toute exclusivité par le fait même des processus de réalisation ou de concrétisation de l’information. L’hypertexte pour sa part met en place des réseaux de connaissances, plus ou moins élaborés, mais extrêmement utiles. Par ailleurs, la participation au texte par l’apport de commentaires peut s’y faire directement et universellement. Chose plus importante à considérer : le texte numérique en ligne fait partie d’un réseau qui est indépendant des contraintes de la diffusion matérielle et donc de ceux qui tirent les ficelles du discours officiel. Une fois ces contraintes levées, de nouvelles dynamiques apparaissent, de nouveaux réseaux, de nouveaux événements, etc. La valeur des nouvelles pratiques n’a pas été instaurée à la remorque des institutions établies, elle s’est bâtie à même ses propres activités, à même ses propres réseaux.

La cohérence

La cohérence est probablement l’aspect le plus dynamique puisqu’elle engage précisément la dimension des réseaux. Ici, c’est l’aspect sémantique qui prend le pas. Dans la communication, on ne mélange pas les univers incompatibles sur le plan du sens. Conséquemment, les réseaux se constituent naturellement sur la base de leurs intérêts premiers. Contrairement au spam (les communications électroniques massives sans sollicitation des destinataires) qui envoie de façon aléatoire ses messages, les réseaux sur l’Internet sont foncièrement solidaires, se basant tous sur des affinités reconnues. En ce sens, les réseaux sont intelligents, globaux et internationaux. Toute la question de la nationalité des arts s’en trouve bouleversée. Cela amène par ailleurs des incongruités dans les systèmes subventionnés qui, initialement, s’orientent vers une promotion de type national. Les artistes vivent alors soit sur la planète cybernétique, soit dans la sphère nationale. Évidemment, et malgré les vacuités institutionnelles, les artistes trouvent des alternatives. Reste que plusieurs trous noirs entre ces deux univers ne sont pas résolus. Ce constat est par ailleurs assez paradoxal, car les artistes en général sont reconnus ici sur un plan national parce qu’ils cumulent une reconnaissance internationale. Il existe donc les démarches artistiques qu’on qualifiera de classiques et les démarches indépendantes utilisant les nouveaux réseaux qui se constituent hors des principes politiques (nationaux) de l’art.

La notion de réseau est corrélative à la conception de l’information électronique. Établir un réseau électronique implique d’abord une adhésion à des idées et à des contenus auxquels nous accordons une pertinence. C’est sur cette base que se forment les réseaux. Une revue électronique tient donc pour acquis un réseau virtuel avant même qu’il ne soit constitué. Elle s’en nourrit tout comme ce dernier puise dans le périodique en tant qu’il est une des ressources du réseau.

L’épreuve finale

La massification exponentielle des informations et leur libre circulation dans l’inter-réseau engendre la nécessité d’une modération des flux selon la pertinence des interactions et des croisements que ces derniers génèrent. Conséquemment, l’art en ligne construit son esthétique via les régisseurs de l’Internet dont le périodique électronique fait partie.

L’ère de la communication de masse s’achève, l’ère des médias de participation commence. Et il ne faut pas en comprendre que les médias de masse seront désormais ouverts et participatifs, mais bien qu’il y aura une infinité de communautés créatives, participantes et médiatisées par leurs propres moyens.

Pierre Robert

Pierre Robert est le fondateur d’Archée, périodique électronique consacré à l’art Web, à la cyberculture artistique, à l’interactivité ainsi qu’aux nouveaux médias. Il en est le responsable éditorial depuis sa création en 1997. Archée est subventionné par le Conseil des Arts du Canada depuis 2000. Le Centre interuniversitaire des arts médiatiques (CIAM) est partenaire du périodique depuis 2005. Détenteur d’un baccalauréat en histoire de l’art et d’une maîtrise en Études des arts de l’Université du Québec à Montréal, il cumule aussi une scolarité de doctorat en sémiotique visuelle. Il enseigne actuellement l’histoire de l’art au Collège Lionel-Groulx et s’associe régulièrement à des projets universitaires et événementiels concernant les arts médiatiques, l’histoire de l’art et la cyberculture. Auteur de nombreux articles, critique et conférencier, il agit aussi comme consultant.

Notes

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