Artiste politique, Dominique Blain? On l’estime ainsi depuis une trentaine d’années. Au centre de son œuvre se trouvent en effet des références récurrentes à la guerre, à l’inégalité, aux rapports de pouvoir, à la censure ou encore au colonialisme. Par ses créations, principalement des installations, elle pose un regard sur les dérives et les excès humains, sur le devenir du monde.
À la genèse de chaque création, il y a cette nécessité de donner corps à une idée, à une réflexion sur des sujets qui l’interpellent et sur lesquels elle ressent le besoin de s’arrêter. Lieu de questionnement et d’indignation, ses installations la dévoilent comme « un témoin impatienté par l’inertie, par le confort et par l’indifférence ».
« Lâcher le politique? J’en serais incapable. En même temps, je trouve ce terme réducteur, parce que j’estime qu’il y a aussi de la poésie, de la retenue et rien de très sensationnaliste dans mon travail », affirme l’artiste en arts visuels. Certes, le message politique emprunte au langage poétique pour émaner. N’empêche, ses œuvres culturellement parlantes portent une charge critique contre certaines réalités de notre époque, sous l’angle du rapport à l’autre.
Cet art engagé, Dominique Blain le pratique depuis ses études aux beaux-arts à l’Université Concordia (1976-1979). À la fin des années 1980, l’artiste québécoise établie à Los Angeles voit sa renommée émettre ses premières ondes. « Le hasard a fait que j’ai rencontré les bonnes personnes, dont Mary Jane Jacob, conservatrice au Museum of Contemporary Art de Los Angeles, qui m’a recommandée à la Meyers/Bloom Gallery de Santa Monica. Cela a changé le cours des choses, considère-t-elle. L’un de mes premiers vernissages a attiré 2 000 personnes. Ensuite, des conservateurs de différentes villes américaines et européennes ont vu mes œuvres et m’ont proposé des expositions. »
À la même période, Louise Déry, conservatrice de l’art contemporain au Musée du Québec – aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec –, se rend à Los Angeles pour lui proposer l’exposition Paysages verticaux. « Louise Déry a joué un rôle déterminant dans ma carrière, comme elle le fait encore pour beaucoup de jeunes artistes », poursuit Dominique Blain.
De retour au Québec en 1992, à l’occasion des Cent jours d’art contemporain à Montréal, Dominique Blain imagine Missa, qui marque un coup retentissant dans son parcours. Cette installation, conçue à partir d’une centaine de bottes militaires d’apparence en mouvement, rappelle l’existence immémoriale des armées, l’emprise d’idéologies destructrices, la violence, le fascisme et les dictatures.
Évidemment, une telle œuvre ne peut rester sans lendemain. De Rome à Belfast, en passant par Copenhague et Amsterdam, selon le contexte et le public, Missa trouve une résonance différente. Alors que personne ne s’étonne de la voir tourner dans le monde depuis plus de 20 ans, toujours avec la même pertinence, certains s’interrogent encore sur cette prise de position de l’artiste.
« On me demande souvent : de quoi je me mêle, moi, femme blanche d’Amérique du Nord, qui n’a jamais connu la guerre? C’est toujours une question qui me surprend, car je suis en position de pouvoir dire des choses, estime-t-elle. Je n’oublie jamais ma chance d’être née ici, autant comme artiste que comme femme. » Pour l’artiste, la liberté d’expression, si essentielle à sa création, autorise la liberté d’éveiller les consciences.
Si ses œuvres atteignent le public, c’est aussi parce que Dominique Blain possède un sens inné de l’esthétisme et une finesse intellectuelle qui mènent à des représentations visuelles ayant un fort pouvoir évocateur. Son approche, alliant force plastique et force symbolique, découle sur des œuvres comme Japan Apologizes (1993), créée à la mémoire des 200 000 femmes coréennes réduites à l’état d’esclaves sexuelles par l’armée japonaise lors de la Seconde Guerre mondiale. Fait déplorable : personne n’avait parlé de ces femmes, et le Japon ne s’est jamais excusé. Son œuvre consiste en une reproduction d’un « Han Bok », une robe coréenne traditionnelle, dont l’intérieur porte l’inscription Japan Apologizes étampée plusieurs fois à l’encre rouge, à la manière d’un motif.
« En temps de guerre, le corps de la femme devient un champ de bataille, s’indigne-t-elle. J’ai fait cette œuvre pendant que la guerre éclatait en ex-Yougoslavie, là où le viol était systématiquement une arme de guerre. La situation de la violence faite aux femmes et aux enfants se poursuit encore dans les conflits actuels. »
À la croisée des impératifs de l’esthétisme et du sens profond du sujet se révèle donc l’œuvre de Dominique Blain. À voir ses créations, on comprend également qu’elle est passée maître dans l’art de détourner des objets familiers de leur vocation première et qu’elle scrute le rapport au réel et à la perception. La pièce Rug (2001) en est un exemple probant. Semblable en tous points à un tapis persan, cette œuvre déstabilise l’observateur au moment où il prend conscience que les motifs géométriques sont en fait des représentations de différents types de mines antipersonnel. Idem pour Stars and Stripes (1985-1989), où l’artiste conceptualise une réinterprétation du drapeau américain en l’ornant d’une succession d’images de reines de beauté et de bombardiers.
Il faut aussi savoir que son œuvre est servie par une iconographie percutante constituée de photographies et de documents d’archives qu’elle glane depuis qu’elle est étudiante, dans les journaux, les livres et les banques d’images, notamment celle des Nations Unies à New York.
Au fil du temps, l’ensemble de son œuvre a pris du coffre pour devenir prisé par de nombreux commissaires d’exposition, conservateurs de musées et collectionneurs. Au bas mot, une vingtaine de collections de musées et de grandes organisations proposent du Dominique Blain.
Artiste majeure au Québec et estimée à l’international, elle expose dans plusieurs grandes villes nord-américaines, européennes et australiennes. Ses installations sont notamment présentées à la Biennale de Sydney (1992), à la Kunstverein de Francfort, au Stedelijk Museum d’Amsterdam ou encore au Musée d’art moderne Louisiana de Copenhague. De plus, en 1997-1998, le Centre d’art contemporain Arnolfini de Bristol organise une exposition itinérante de ses œuvres dans cinq établissements muséaux du Royaume-Uni.
De 1984 à 2013, elle participe aussi à près d’une cinquantaine d’expositions solos. Puis, insigne marque de reconnaissance, c’est la seule artiste québécoise à être choisie pour faire partie de l’équipe de spécialistes vouée à la création d’un Musée de l’Europe et à la préparation de l’exposition C’est notre histoire, portant sur la reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. « De 2004 à 2007, je me suis rendue plusieurs fois à Bruxelles pour collaborer avec cette équipe, une expérience passionnante, relate-t-elle. Je sais que ma participation comme artiste nord-américaine et mon approche engagée ont influencé le trajet de cette exposition. »
Au même moment, en 2004, le Musée d’art contemporain de Montréal lui consacre une exposition. Il s’agit d’un deuxième bilan substantiel de son travail, après la grande exposition déjà proposée par le Musée du Québec, en 1998.
Aujourd’hui, le Québec peut se réjouir d’afficher la signature indélébile de cette artiste sur des installations permanentes intégrées à l’architecture. Ainsi, ses œuvres figurent au Théâtre du Nouveau Monde, à la Maison symphonique de Montréal, au pavillon Bourgie du Musée des beaux-arts de Montréal, au Théâtre d’Aujourd’hui et à l’Hôpital général juif de Montréal.
En février 2014, Dominique Blain obtient un prix hommage Artiste pour la paix, en reconnaissance de toute son œuvre et de son parti pris pour les thèmes qui dominent son art. Et maintenant, le prix Paul-Émile-Borduas vient récompenser encore une fois sa carrière. Ce prix, elle le dédie à ses parents. « C’est grâce à mes parents qui ont été sensibles à mes intérêts dès l’enfance, témoigne la lauréate. À l’âge de 5 ans, ils m’ont inscrite à un cours de dessin à l’École des beaux-arts de Montréal. Ils m’ont toujours encouragée. Ils ont toujours cru en moi et suivi de près mon parcours. »
Un parcours peu commun pendant lequel l’artiste a observé avec acuité notre époque afin de proposer une œuvre qui, sans nul doute, amènera les générations futures à mieux saisir ce qu’était l’humanité à cette étape de son évolution. Artiste politique, Dominique Blain? Certes. Mais parlons aussi d’artiste éthique, d’artiste féministe, et surtout d’artiste humaniste.
Membres du jury :
Sylvie Lacerte (présidente)
Pierre Blanchette
Claudie Gagnon
Philippe Lamarre
Mireille Racine
Texte :
Annie Boutet
prixduquebec.gouv.qc.ca/recherche/desclaureat.php?noLaureat=487
Artiste politique, Dominique Blain? On l’estime ainsi depuis une trentaine d’années. Au centre de son œuvre se trouvent en effet des références récurrentes à la guerre, à l’inégalité, aux rapports de pouvoir, à la censure ou encore au colonialisme. Par ses créations, principalement des installations, elle pose un regard sur les dérives et les excès humains, sur le devenir du monde.
À la genèse de chaque création, il y a cette nécessité de donner corps à une idée, à une réflexion sur des sujets qui l’interpellent et sur lesquels elle ressent le besoin de s’arrêter. Lieu de questionnement et d’indignation, ses installations la dévoilent comme « un témoin impatienté par l’inertie, par le confort et par l’indifférence ».
« Lâcher le politique? J’en serais incapable. En même temps, je trouve ce terme réducteur, parce que j’estime qu’il y a aussi de la poésie, de la retenue et rien de très sensationnaliste dans mon travail », affirme l’artiste en arts visuels. Certes, le message politique emprunte au langage poétique pour émaner. N’empêche, ses œuvres culturellement parlantes portent une charge critique contre certaines réalités de notre époque, sous l’angle du rapport à l’autre.
Cet art engagé, Dominique Blain le pratique depuis ses études aux beaux-arts à l’Université Concordia (1976-1979). À la fin des années 1980, l’artiste québécoise établie à Los Angeles voit sa renommée émettre ses premières ondes. « Le hasard a fait que j’ai rencontré les bonnes personnes, dont Mary Jane Jacob, conservatrice au Museum of Contemporary Art de Los Angeles, qui m’a recommandée à la Meyers/Bloom Gallery de Santa Monica. Cela a changé le cours des choses, considère-t-elle. L’un de mes premiers vernissages a attiré 2 000 personnes. Ensuite, des conservateurs de différentes villes américaines et européennes ont vu mes œuvres et m’ont proposé des expositions. »
À la même période, Louise Déry, conservatrice de l’art contemporain au Musée du Québec – aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec –, se rend à Los Angeles pour lui proposer l’exposition Paysages verticaux. « Louise Déry a joué un rôle déterminant dans ma carrière, comme elle le fait encore pour beaucoup de jeunes artistes », poursuit Dominique Blain.
De retour au Québec en 1992, à l’occasion des Cent jours d’art contemporain à Montréal, Dominique Blain imagine Missa, qui marque un coup retentissant dans son parcours. Cette installation, conçue à partir d’une centaine de bottes militaires d’apparence en mouvement, rappelle l’existence immémoriale des armées, l’emprise d’idéologies destructrices, la violence, le fascisme et les dictatures.
Évidemment, une telle œuvre ne peut rester sans lendemain. De Rome à Belfast, en passant par Copenhague et Amsterdam, selon le contexte et le public, Missa trouve une résonance différente. Alors que personne ne s’étonne de la voir tourner dans le monde depuis plus de 20 ans, toujours avec la même pertinence, certains s’interrogent encore sur cette prise de position de l’artiste.
« On me demande souvent : de quoi je me mêle, moi, femme blanche d’Amérique du Nord, qui n’a jamais connu la guerre? C’est toujours une question qui me surprend, car je suis en position de pouvoir dire des choses, estime-t-elle. Je n’oublie jamais ma chance d’être née ici, autant comme artiste que comme femme. » Pour l’artiste, la liberté d’expression, si essentielle à sa création, autorise la liberté d’éveiller les consciences.
Si ses œuvres atteignent le public, c’est aussi parce que Dominique Blain possède un sens inné de l’esthétisme et une finesse intellectuelle qui mènent à des représentations visuelles ayant un fort pouvoir évocateur. Son approche, alliant force plastique et force symbolique, découle sur des œuvres comme Japan Apologizes (1993), créée à la mémoire des 200 000 femmes coréennes réduites à l’état d’esclaves sexuelles par l’armée japonaise lors de la Seconde Guerre mondiale. Fait déplorable : personne n’avait parlé de ces femmes, et le Japon ne s’est jamais excusé. Son œuvre consiste en une reproduction d’un « Han Bok », une robe coréenne traditionnelle, dont l’intérieur porte l’inscription Japan Apologizes étampée plusieurs fois à l’encre rouge, à la manière d’un motif.
« En temps de guerre, le corps de la femme devient un champ de bataille, s’indigne-t-elle. J’ai fait cette œuvre pendant que la guerre éclatait en ex-Yougoslavie, là où le viol était systématiquement une arme de guerre. La situation de la violence faite aux femmes et aux enfants se poursuit encore dans les conflits actuels. »
À la croisée des impératifs de l’esthétisme et du sens profond du sujet se révèle donc l’œuvre de Dominique Blain. À voir ses créations, on comprend également qu’elle est passée maître dans l’art de détourner des objets familiers de leur vocation première et qu’elle scrute le rapport au réel et à la perception. La pièce Rug (2001) en est un exemple probant. Semblable en tous points à un tapis persan, cette œuvre déstabilise l’observateur au moment où il prend conscience que les motifs géométriques sont en fait des représentations de différents types de mines antipersonnel. Idem pour Stars and Stripes (1985-1989), où l’artiste conceptualise une réinterprétation du drapeau américain en l’ornant d’une succession d’images de reines de beauté et de bombardiers.
Il faut aussi savoir que son œuvre est servie par une iconographie percutante constituée de photographies et de documents d’archives qu’elle glane depuis qu’elle est étudiante, dans les journaux, les livres et les banques d’images, notamment celle des Nations Unies à New York.
Au fil du temps, l’ensemble de son œuvre a pris du coffre pour devenir prisé par de nombreux commissaires d’exposition, conservateurs de musées et collectionneurs. Au bas mot, une vingtaine de collections de musées et de grandes organisations proposent du Dominique Blain.
Artiste majeure au Québec et estimée à l’international, elle expose dans plusieurs grandes villes nord-américaines, européennes et australiennes. Ses installations sont notamment présentées à la Biennale de Sydney (1992), à la Kunstverein de Francfort, au Stedelijk Museum d’Amsterdam ou encore au Musée d’art moderne Louisiana de Copenhague. De plus, en 1997-1998, le Centre d’art contemporain Arnolfini de Bristol organise une exposition itinérante de ses œuvres dans cinq établissements muséaux du Royaume-Uni.
De 1984 à 2013, elle participe aussi à près d’une cinquantaine d’expositions solos. Puis, insigne marque de reconnaissance, c’est la seule artiste québécoise à être choisie pour faire partie de l’équipe de spécialistes vouée à la création d’un Musée de l’Europe et à la préparation de l’exposition C’est notre histoire, portant sur la reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. « De 2004 à 2007, je me suis rendue plusieurs fois à Bruxelles pour collaborer avec cette équipe, une expérience passionnante, relate-t-elle. Je sais que ma participation comme artiste nord-américaine et mon approche engagée ont influencé le trajet de cette exposition. »
Au même moment, en 2004, le Musée d’art contemporain de Montréal lui consacre une exposition. Il s’agit d’un deuxième bilan substantiel de son travail, après la grande exposition déjà proposée par le Musée du Québec, en 1998.
Aujourd’hui, le Québec peut se réjouir d’afficher la signature indélébile de cette artiste sur des installations permanentes intégrées à l’architecture. Ainsi, ses œuvres figurent au Théâtre du Nouveau Monde, à la Maison symphonique de Montréal, au pavillon Bourgie du Musée des beaux-arts de Montréal, au Théâtre d’Aujourd’hui et à l’Hôpital général juif de Montréal.
En février 2014, Dominique Blain obtient un prix hommage Artiste pour la paix, en reconnaissance de toute son œuvre et de son parti pris pour les thèmes qui dominent son art. Et maintenant, le prix Paul-Émile-Borduas vient récompenser encore une fois sa carrière. Ce prix, elle le dédie à ses parents. « C’est grâce à mes parents qui ont été sensibles à mes intérêts dès l’enfance, témoigne la lauréate. À l’âge de 5 ans, ils m’ont inscrite à un cours de dessin à l’École des beaux-arts de Montréal. Ils m’ont toujours encouragée. Ils ont toujours cru en moi et suivi de près mon parcours. »
Un parcours peu commun pendant lequel l’artiste a observé avec acuité notre époque afin de proposer une œuvre qui, sans nul doute, amènera les générations futures à mieux saisir ce qu’était l’humanité à cette étape de son évolution. Artiste politique, Dominique Blain? Certes. Mais parlons aussi d’artiste éthique, d’artiste féministe, et surtout d’artiste humaniste.
Membres du jury :
Sylvie Lacerte (présidente)
Pierre Blanchette
Claudie Gagnon
Philippe Lamarre
Mireille Racine
Texte :
Annie Boutet
prixduquebec.gouv.qc.ca/recherche/desclaureat.php?noLaureat=487