Le luxuriant désert noir de Cécile Ronc, exposition du 9 janvier au 2 février à la Galerie d’art d’Outremont

Cécile Ronc, paysages sans adjectifs.

Le paysage, est, on le sait, né tardivement — disons, pour aller vite, au XVIIe siècle, en Hollande — en tant que genre, dans la peinture occidentale. Une vision du monde attentive à distinguer clairement le sujet de l’objet (c’est la nôtre, que la convention situe à l’Ouest … mais il est temps de se demander : à l’Ouest de quoi désormais ?), ne pouvait évidemment que renâcler à se représenter l’espace environnant comme une chose en soi. Les aurochs et les bisons du paléolithique devaient bien paître dans des savanes, grimper des pentes rocailleuses, ou se reposer sous des arbres … Mais aux murs des grottes ornées, ils se détachent, isolés ou en troupeaux, sur un fond de pierre brute. (Du strict point de vue, éminemment respectable bien sûr, de la paresse, il demeurera toujours étonnant que la peinture n’ait pas débuté plutôt par le paysage et la nature morte que par des figures d’animaux : contrairement aux fleurs, aux plantes et aux montagnes, qui s’offrent à nous paisibles et innocentes, les bêtes bougent sans cesse, et peuvent manifester une dangereuse mauvaise humeur— mais peut-être le besoin de fixer leur image a-t-il été d’autant plus fort ?). Il faudra attendre longtemps avant que l’on se préoccupe de représenter l’espace, et plus longtemps encore avant qu’on cesse de le considérer comme un simple contenant, enfin, longtemps à l’Ouest. Très loin à l’Est de — réglons le problème — Constantinople, les artistes chinois et japonais ont donné beaucoup plus tôt sa place au paysage, peut-être parce qu’ils se percevaient spontanément non comme des sujets agissants investis d’une mission divine, mais comme eux-mêmes nature, «morceau de nature dans l’aire de la nature’’1, pour reprendre la si belle formule de Paul Klee … Quand, à l’Ouest de Constantinople, les artistes dressaient encore le portrait de leur époque en peignant des paysages — la tragédie romantique, si l’on pense à Friedrich, la foi naïve dans les promesses de bonheur de l’âge industriel, si l’on songe à Pissarro ou à Sisley — les artistes loin à l’Est avaient de longue date résolu de faire corps avec le paysage, de se laisser envahir par lui, comme Cézanne allait le faire, de le peindre en quelque sorte sans le commenter, ou le moins possible. C’est une manie de l’Ouest, le commentaire. Dans son film Sans Soleil, Chris Marker prête à un cameraman imaginaire, Sándor Krasna, la magnifique (krásný, en tchèque, signifie «magnifique») réflexion suivante : «Je rentre par la côte de Chiba… Je pense à la liste de Shônagon’’2, à tous ces signes qu’il suffirait de nommer pour que le cœur batte. Seulement nommer. Chez nous un soleil n’est pas tout à fait soleil s’il n’est pas éclatant, une source, si elle n’est pas limpide. Ici, [au Japon] mettre des adjectifs serait aussi malpoli que de laisser aux objets leur étiquette avec leur prix. La poésie japonaise ne qualifie pas. II y a une manière de dire bateau, rocher, embrun, grenouille, corbeau, grêle, héron, chrysanthème, qui les contient tous. «
 
Ce n’est sans doute pas un hasard si l’on situe volontiers la peinture de Cécile Ronc, dès le premier regard, dans la double lignée de la «petite sensation» cézannienne et de la tradition
extrême-orientale du paysage, même si les grands formats qu’elle emploie le plus souvent n’avaient cours ni chez le peintre aixois, ni dans les palais de l’Empereur de Chine, et tendent plutôt à s’aligner sur ceux du panorama, ou tout simplement de l’écran de cinéma. Mais il serait inexact d’affirmer qu’elle peint au sens strict des paysages — mieux vaudrait dire qu’elle s’efforce d’atteindre au sentiment du paysage en général, pas au génie d’un lieu en particulier. Elle travaille à débarrasser le paysage des adjectifs (ces étiquettes intempestives dénoncées par Sándor Krasna) : ses toiles ne sont ni tristes ni gaies, ni radieuses, ni bucoliques, ni sublimes, ni charmantes ou terribles, méridionales ou septentrionales ou quoi que ce soit de ce genre, elles se donnent pour l’équivalent de la terre, de l’eau, de la roche ou de la mousse, de la glace et du brouillard, tels qu’ils surgiraient à nos yeux si l’on nous avait, par ruse, dépouillés du dictionnaire qui nous permet d’attribuer aux éléments des qualités, et de les arraisonner de la sorte dans notre logique. Si l’on considère que le paysage qui nous entoure n’est après tout qu’une conjugaison de matières fluides qui s’écoulent à des vitesses inégales (on y trouve certes des mers et des fleuves, mais aussi des collines et des montagnes, qui ne sont jamais que des vagues infiniment lentes, si lentes que nous les percevons comme immuables — les géologues savent bien qu’elles ne le sont pas, et volcans et glaciers, qui se meuvent dans des temps intermédiaires, nous le donnent clairement à percevoir), quel art mieux que celui de la peinture pourrait prétendre à se faire paysage ? La peinture est elle-même l’état solidifié, sur un plan, d’un fluide chargé de pigments dont un pinceau a ordonné ou perturbé la course. Dans la paix (mais aussi dans l’angoisse, autre héritage cézannien), de son atelier, Cécile Ronc se fait séismes, érosion, alchimie de métaux, végétation naissante, lave en fusion et argile compacte, s’efforçant de laisser parler en elle une logique tectonique qui nous livre, non, évidemment, des imitations de la nature telle que nous la voyons et l’interprétons, mais des équivalents de la nature telle qu’elle évolue, des modèles réduits de l’espace et du temps géologiques. Sa méthode même de travail l’atteste, qui la fait se rendre étrangère à elle-même jusqu’au point ultime où, perdant le contrôle, elle perdrait aussi le bénéfice de la transe apaisée à quoi elle aspire. Le peintre et dramaturge suédois August Strindberg avait formulé de façon synthétique, dès 1894, le programme qui était alors celui de l’art à venir : «imiter la nature à peu près : et surtout […] imiter la manière dont crée la nature»3. Près d’un siècle plus tard, nous vivons encore selon ces règles ; qui accuserait Cécile Ronc de revenir à un genre dépassé — celui, nouveau seulement au XVIIe, du «paysage», voire du «paysage abstrait» des années 1950 — se tromperait lourdement : son ambition est exactement la même que celle des pionniers de l’art moderne, et la modestie de l’artiste ne doit pas nous conduire à la minimiser.
 
Cécile Ronc est une peintre d’origine française installée au Canada depuis 2005. Diplômée de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, elle a obtenu une bourse de résidence de trois mois à la Casa de Velázquez à Madrid (printemps 2009), a récemment exposé à la Maison de la culture du Plateau Mont-Royal (mai 2012), à la galerie Elissa Cristall à Vancouver (septembre 2012) ainsi qu’à la Galerie Premier Regard à Paris (février 2010). Sa prochaine exposition personnelle aura lieu à la Galerie McClure du Centre des Arts Visuels au printemps 2014.
Source : Didier Semin
 
1 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël/Gonthier, traduction Pierre-Henri Gonthier, 1975, p. 43.
 
2 Les Notes de chevet de Sei Shônagon datent du XIe siècle : ce sont des listes, méticuleusement dressées par la célèbre poétesse japonaise : celle des «Choses qui font battre le cœur», des «Choses qui remplissent d’angoisse», des «Choses qui ne servent plus à rien, mais rappellent le passé» …
 
3 August Strindberg, «Du Hasard dans la production artistique», Paris, Revue des revues, 1894. (Ce texte fondateur a été souvent republié, on pourra se référer à l’excellente édition de L’Échoppe, préfacée par Göran Söderström, à Paris, en 1990.)
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