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Le capital humain de Julien Prévieux et Karine Savard
Commissaires: Chloé Grondeau et Anne-Marie St-Jean Aubre
Les édifices industriels de la rue De Gaspé, qui accueillent aujourd’hui des ateliers et des centres d’artistes, abritaient jusqu’à tout récemment de grands ateliers de couture. Le processus de gentrification du Mile-End est en cours depuis de nombreuses années. Arrivés dans le quartier depuis environ vingt ans, les artistes cèderont bientôt complètement leur place à des entreprises créatives et des start-up. Cette réalité, on la constate juste de l’autre côté de la voie de chemin de fer, dans le Mile-Ex, une autre ancienne zone industrielle devenue le creuset du développement de l’intelligence artificielle. Les espaces de travail partagé ou « cotravail », qui s’implantent à Montréal et dans le Mile-end depuis une quinzaine d’années, témoignent éloquemment des transformations des conditions de travail dû à l’augmentation constante du nombre de pigistes. Il est surprenant de constater que le mode de vie de ces travailleurs reprend plusieurs des caractéristiques de celui de l’artiste : la flexibilité, l’autonomie, la créativité, mais également la précarité, la solitude et le modèle de la vocation, où le travail empiète toujours plus sur le temps libre.
Karine Savard, qui produit des affiches de films pour gagner sa vie, propose une analyse de cette évolution du marché du travail en se basant sur son expérience et son quartier. Le Mile-End, où se trouve le centre d’artistes Diagonale, est réputé comme ayant une des plus grandes concentration de travailleurs culturels au Canada, ce qui en a longtemps fait un des endroits les plus à la mode dans le monde. Pourtant, durant la première moitié du 20e siècle, le quartier multiethnique était considéré comme l’un des plus pauvres de la ville, où les nouveaux arrivants trouvaient des emplois manuels au sein des grandes manufactures de vêtements. Savard tisse à travers la collection de films du centre d’artistes Vidéographe une histoire mettant de l’avant la solidarité et les efforts de mobilisation de cette catégorie de travailleurs pour améliorer leurs conditions. Ses recherches posent entre autres la question suivante : « Et si la figure de l’exploité prenait aujourd’hui les traits inattendus de l’artiste libéré ? » Et si se rejouait aujourd’hui dans le quartier son histoire passée? Le film documentaire De fil en aiguille (1979) donne la parole à des travailleuses des manufactures de la rue Chabanel, des édifices semblables à ceux de l’avenue De Gaspé, qui accueillent justement depuis un an les artistes quittant leurs ateliers touchés par des hausses de loyer.
La fragmentation du travail en tâches répétitives et peu payées était le lot de ces travailleuses du textile dont les gestes rythment le déroulement du documentaire. Dans What Shall We Do Next ? (2006-2011 / 2014), Julien Prévieux attire notre attention sur un autre type d’actions. Il relève les gestes brevetés par différentes compagnies du secteur des technologies dont Samsung, Apple, Google ou Sony. Grâce aux brevets, ces multinationales affirment leur droit de propriété sur des mouvements effectués pour activer des applications aujourd’hui répandues ou des technologies qui pourraient être développées dans le futur. Les technologies comme les écrans tactiles, et les gestes qui y sont associés, ont transformé les méthodes de travail en facilitant certaines procédures, les rendant plus faciles et rapides. Ces technologies ont une incidence sur la productivité, et les brevets viennent garantir que la capitalisation potentielle de ces inventions se fera au profit de leurs détenteurs. Le fait qu’une compagnie détienne des droits sur des gestes transforme ces derniers en des objets dépersonnalisés. Pourtant, ces gestes ne sont effectifs et productifs qu’une fois qu’ils sont incarnés. Jusqu’où le capitalisme peut-il s’infiltrer pour instrumentaliser les êtres humains ? L’œuvre de Prévieux élargie la réflexion sur l’appropriation des gestes par les entreprises pour englober le quotidien puisque les outils numériques nous servent dans toutes les sphères de nos vies et risquent de faire de nous une « main d’œuvre » à notre insu. En récupérant les gestes brevetés pour en faire la matière première d’une chorégraphie qui les libère de leur fonction pratique, Julien Prévieux fait en quelque sorte acte de résistance.
La notion de « capital humain » recouvre à la fois un concept économique et une expression plus intuitive, utilisée dans le langage quotidien pour réfléchir aux liens entre l’individu, son travail, son rendement et son salaire. L’expression a vu le jour lorsque les employeurs ont cessé de voir les employés comme des unités interchangeables pour les considérer comme des travailleurs ayant des atouts (connaissances, talents, compétences) pouvant servir le développement des entreprises. Le capital humain d’un individu c’est ce qu’il a à offrir: il se caractérise par son niveau de formation et son expérience, preuves de ses compétences, annonçant sa productivité et donc, justifiant son salaire. Pour l’entreprise, le capital humain c’est sa main d’œuvre entendue comme un actif. Investir dans le capital humain c’est donc chercher les moyens de maximiser le potentiel des employés et des individus pour augmenter leur rendement au bénéfice de l’entreprise. Suivant cette logique, les travailleurs apparaissent encore comme des ressources qu’une entreprise peut exploiter plutôt que comme des êtres singuliers. L’engouement des jeunes professionnels pour le travail indépendant, en constante progression depuis des années, constitue peut-être une réponse à cette objectification des travailleurs du secteur des services.
De plus en plus populaires, les plateformes numériques de distribution de microtâches comme Mechanical Turk d’Amazon, où on peut vendre ou acheter des services, encouragent la segmentation des emplois en tâches souvent mal rémunérées. Selon Horizon de politiques Canada, une organisation fédérale qui mène des activités de prospective, « le Canada est déjà l’un des plus importants fournisseurs et demandeurs de main-d’œuvre en ligne sur des plateformes de travail ». Si les avancées technologiques, qui prétendent augmenter l’accès au travail, font miroiter le mirage du progrès, reste que ce système rappelle dangereusement le travail à la pièce sur lequel reposaient les salaires de misère offerts par une grande partie des manufactures de vêtements de Montréal. Le capitalisme de plateforme : une révolution ou un retour en arrière ? Les recherches que mènent Julien Prévieux et Karine Savard se traduisent dans des œuvres qui réfléchissent au présent en tirant des leçons du passé. Elles mettent en lumière les failles de logiques que les artistes s’emploient à défaire, nous engageant à imaginer un avenir du travail profitable pour tous.
Une exposition présentée en collaboration avec le Musée d’art de Joliette