Les gestionnaires de carrière surreprésentés au sein des CA en culture
27 mars 2024
/ Montréal (Québec)
Cette série s’intéresse aux conseils d’administration des sociétés d’État de la culture au Québec. Premier cas : la surreprésentation des gestionnaires de carrière au sein des CA.
Les affaires gèrent les affaires culturelles. Les gestionnaires professionnels ont la mainmise sur les conseils d’administration (CA) des sociétés d’État du Québec dans le domaine de la culture et des communications.
La très grande majorité des membres, présidents et vice-présidents des CA viennent du milieu de la gestion et du secteur privé en particulier. Sur 97 membres répertoriés par Le Devoir, 82 tombent dans cette catégorie au sens large.
Même les perspectives des artistes et des créateurs n’ont quasiment pas voix au chapitre pour gérer les organismes des arts et de la culture, y compris les musées. La recension faite n’a permis de recenser qu’une poignée d’artistes professionnels parmi la centaine d’administrateurs. Le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), qui distribue des bourses et des subventions aux créateurs et aux compagnies artistiques, en compte le plus, trois sur treize membres, un photographe, un musicien et un plasticien. On peut ajouter une architecte à la retraite.
« L’absence d’artistes ou de créateurs dans l’ensemble me paraît d’autant plus problématique que les CA ont le mandat d’établir des planifications stratégiques des sociétés d’État », explique Tania Kontoyanni, présidente de l’Union des artistes (UDA). « L’inclusion doit commencer aux conseils d’administration, où se prennent les décisions, où s’établissent les grandes orientations. »
Le mois dernier, l’UDA et cinq autres syndicats de professionnels de la culture ont fait une sortie publique pour dénoncer la distribution de l’argent public qui leur semble bénéficier à certains groupes industriels « au détriment des artistes et des artisans qui sont au coeur de la création ». Les dépenses combinées des sociétés d’État culturelles totalisent des milliards de dollars depuis le début du siècle. Rien qu’entre 2018-2019 et 2022-2023, le CALQ a distribué environ 850 millions, dont 745 millions aux organismes artistiques et 105 millions en bourses aux individus.
1 %, 2 % ou 3 %
La liste des administrateurs étudiée par Le Devoir se concentre sur neuf sociétés d’État du Québec. On y retrouve tout l’alphabet de soutien des arts et de la culture par l’État québécois, deux centres de diffusion des arts de la scène (Place des Arts, Grand Théâtre de Québec), trois musées (Musée d’art contemporain de Montréal, Musée national des beaux-arts du Québec, Musée de la civilisation), l’organisme de soutien aux entreprises (SODEC) et celui qui soutient les compagnies artistiques et les artistes (CALQ), le centre du patrimoine documentaire national (BAnQ) et le télédiffuseur public (TQ).
Beaucoup de membres de leurs CA travaillent ou ont longtemps travaillé pour des entreprises privées : KPMG, Saputo, Sid Lee, Norton Rose, le Groupe Germain, Dufresne et Gauthier, Groupe Dallaire, etc. On y compte seize avocats (souvent diplômés en droit des compagnies), douze comptables et sept détenteurs d’une maîtrise en administration des affaires (MBA), mais aussi six ingénieurs. Par contraste, on ne trouve que sept professeurs d’université, mais là encore dans les mêmes spécialités (comptabilité, droit, gestion des arts).
Une seule personne a été formée en littérature, une autre en géographie et une en design, seulement, là encore, ces diplômés atypiques ont bifurqué ensuite vers la gestion d’organismes publics ou privés. Le peintre Marc Séguin, d’ailleurs un des artistes visuels les plus impliqués dans les affaires avec Les Ateliers 3333, s’avère le seul de la centaine de membres présents à deux conseils (CALQ et Musée d’art contemporain de Montréal) selon les listes disponibles en ligne.
Depuis 2011, la loi sur la gouvernance des sociétés d’État exige la parité hommes-femmes. Elles forment maintenant une grosse majorité des CA culturels, avec 58 postes pour 39 occupés par des hommes. Cinq femmes, mais quatre hommes président un conseil. Reste que, dans un genre comme dans l’autre, on parle bien d’extractions de la même matrice gestionnaire.
Des nuances
Que des pros de la gestion siègent aux CA de la culture, rien de plus normal. Que tous les membres ou presque soient de cette eau utilitariste et que les artistes n’y soient pas peut étonner. Alors, pourquoi les CA des sociétés d’État favorisent-ils toujours le même profil professionnel en excluant les représentants des groupes communautaires, des syndicats, des contribuables ou des artistes ?
« Le Canada a calqué le modèle américain, où les musées sont des organismes privés », répond le professeur Yves Bergeron, titulaire de la chaire de recherche sur la gouvernance des musées et le droit de la culture de l’UQAM. Il cite le cas type du Musée des beaux-arts de Montréal (qui n’est pas une société d’État), créature du milieu des affaires au XIXe siècle et qui l’est demeurée en bonne partie.
« On attend des membres des CA des musées qu’ils aient des entrées dans le monde économique et financier pour que ces milieux les soutiennent », dit le professeur Bergeron. Cinq autres professeurs spécialisés en gestion des organismes culturels n’ont pas répondu à la demande d’entrevue.
Le Musée national des beaux-arts du Québec réplique qu’au contraire les membres de son CA reflètent bel et bien la mixité des expériences au Québec. « Les compétences de nos administrateurs couvrent un vaste éventail de la diversité socio-économique du Québec, comme la recherche, l’enseignement, le tourisme, les hautes technologies, la médecine, l’engagement social et bien plus », écrit par courriel Linda Tremblay, responsable des relations de presse du musée.
Le Musée de la civilisation de Québec (MCQ) nuance aussi l’observation sur le concentré de perspective des affaires. « Le CA [du MCQ] est diversifié », résume Anne-Sophie Desmeules, relationniste de presse du musée. Elle a préparé son propre tableau d’analyse de la composition de son CA selon compétences et expériences. Sur les onze membres (en ne comptant pas le directeur général), six viennent de l’économie et quatre de la culture (tous comme gestionnaires) et un du milieu éducatif (Nicole O’Bomsawin).
L’explication du ministère de la Culture concernant le manque de diversité des gestionnaires renvoie au décret du 31 mai 2023 obligeant les sociétés d’État à constituer leur CA à compter de 2025 en incluant au moins un jeune de moins de 35 ans et des « membres représentatifs de la diversité de la société québécoise ». La règle vise précisément les Autochtones, les membres des minorités visibles, des minorités ethniques ainsi que les personnes handicapées.
En ce moment environ 13,5 % des membres de l’ensemble des CA sont considérés comme représentatifs de la diversité telle qu’elle a été définie, mais certains CA sont encore en défaut de conformité dans ce cas, dont celui de la SODEC. Les règles imposent des normes diversitaires (égalité, diversité, inclusion) sans tenir compte de différentes catégories socio-économiques ni de la multiplicité des parcours socioprofessionnels.
Cette série s’intéresse aux conseils d’administration des sociétés d’État de la culture au Québec. Premier cas : la surreprésentation des gestionnaires de carrière au sein des CA.
Stéphane Baillargeon,
Article tirée de ledevoir.com
Les affaires gèrent les affaires culturelles. Les gestionnaires professionnels ont la mainmise sur les conseils d’administration (CA) des sociétés d’État du Québec dans le domaine de la culture et des communications.
La très grande majorité des membres, présidents et vice-présidents des CA viennent du milieu de la gestion et du secteur privé en particulier. Sur 97 membres répertoriés par Le Devoir, 82 tombent dans cette catégorie au sens large.
Même les perspectives des artistes et des créateurs n’ont quasiment pas voix au chapitre pour gérer les organismes des arts et de la culture, y compris les musées. La recension faite n’a permis de recenser qu’une poignée d’artistes professionnels parmi la centaine d’administrateurs. Le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), qui distribue des bourses et des subventions aux créateurs et aux compagnies artistiques, en compte le plus, trois sur treize membres, un photographe, un musicien et un plasticien. On peut ajouter une architecte à la retraite.
« L’absence d’artistes ou de créateurs dans l’ensemble me paraît d’autant plus problématique que les CA ont le mandat d’établir des planifications stratégiques des sociétés d’État », explique Tania Kontoyanni, présidente de l’Union des artistes (UDA). « L’inclusion doit commencer aux conseils d’administration, où se prennent les décisions, où s’établissent les grandes orientations. »
Le mois dernier, l’UDA et cinq autres syndicats de professionnels de la culture ont fait une sortie publique pour dénoncer la distribution de l’argent public qui leur semble bénéficier à certains groupes industriels « au détriment des artistes et des artisans qui sont au coeur de la création ». Les dépenses combinées des sociétés d’État culturelles totalisent des milliards de dollars depuis le début du siècle. Rien qu’entre 2018-2019 et 2022-2023, le CALQ a distribué environ 850 millions, dont 745 millions aux organismes artistiques et 105 millions en bourses aux individus.
1 %, 2 % ou 3 %
La liste des administrateurs étudiée par Le Devoir se concentre sur neuf sociétés d’État du Québec. On y retrouve tout l’alphabet de soutien des arts et de la culture par l’État québécois, deux centres de diffusion des arts de la scène (Place des Arts, Grand Théâtre de Québec), trois musées (Musée d’art contemporain de Montréal, Musée national des beaux-arts du Québec, Musée de la civilisation), l’organisme de soutien aux entreprises (SODEC) et celui qui soutient les compagnies artistiques et les artistes (CALQ), le centre du patrimoine documentaire national (BAnQ) et le télédiffuseur public (TQ).
Beaucoup de membres de leurs CA travaillent ou ont longtemps travaillé pour des entreprises privées : KPMG, Saputo, Sid Lee, Norton Rose, le Groupe Germain, Dufresne et Gauthier, Groupe Dallaire, etc. On y compte seize avocats (souvent diplômés en droit des compagnies), douze comptables et sept détenteurs d’une maîtrise en administration des affaires (MBA), mais aussi six ingénieurs. Par contraste, on ne trouve que sept professeurs d’université, mais là encore dans les mêmes spécialités (comptabilité, droit, gestion des arts).
Une seule personne a été formée en littérature, une autre en géographie et une en design, seulement, là encore, ces diplômés atypiques ont bifurqué ensuite vers la gestion d’organismes publics ou privés. Le peintre Marc Séguin, d’ailleurs un des artistes visuels les plus impliqués dans les affaires avec Les Ateliers 3333, s’avère le seul de la centaine de membres présents à deux conseils (CALQ et Musée d’art contemporain de Montréal) selon les listes disponibles en ligne.
Depuis 2011, la loi sur la gouvernance des sociétés d’État exige la parité hommes-femmes. Elles forment maintenant une grosse majorité des CA culturels, avec 58 postes pour 39 occupés par des hommes. Cinq femmes, mais quatre hommes président un conseil. Reste que, dans un genre comme dans l’autre, on parle bien d’extractions de la même matrice gestionnaire.
Des nuances
Que des pros de la gestion siègent aux CA de la culture, rien de plus normal. Que tous les membres ou presque soient de cette eau utilitariste et que les artistes n’y soient pas peut étonner. Alors, pourquoi les CA des sociétés d’État favorisent-ils toujours le même profil professionnel en excluant les représentants des groupes communautaires, des syndicats, des contribuables ou des artistes ?
« Le Canada a calqué le modèle américain, où les musées sont des organismes privés », répond le professeur Yves Bergeron, titulaire de la chaire de recherche sur la gouvernance des musées et le droit de la culture de l’UQAM. Il cite le cas type du Musée des beaux-arts de Montréal (qui n’est pas une société d’État), créature du milieu des affaires au XIXe siècle et qui l’est demeurée en bonne partie.
« On attend des membres des CA des musées qu’ils aient des entrées dans le monde économique et financier pour que ces milieux les soutiennent », dit le professeur Bergeron. Cinq autres professeurs spécialisés en gestion des organismes culturels n’ont pas répondu à la demande d’entrevue.
Le Musée national des beaux-arts du Québec réplique qu’au contraire les membres de son CA reflètent bel et bien la mixité des expériences au Québec. « Les compétences de nos administrateurs couvrent un vaste éventail de la diversité socio-économique du Québec, comme la recherche, l’enseignement, le tourisme, les hautes technologies, la médecine, l’engagement social et bien plus », écrit par courriel Linda Tremblay, responsable des relations de presse du musée.
Le Musée de la civilisation de Québec (MCQ) nuance aussi l’observation sur le concentré de perspective des affaires. « Le CA [du MCQ] est diversifié », résume Anne-Sophie Desmeules, relationniste de presse du musée. Elle a préparé son propre tableau d’analyse de la composition de son CA selon compétences et expériences. Sur les onze membres (en ne comptant pas le directeur général), six viennent de l’économie et quatre de la culture (tous comme gestionnaires) et un du milieu éducatif (Nicole O’Bomsawin).
L’explication du ministère de la Culture concernant le manque de diversité des gestionnaires renvoie au décret du 31 mai 2023 obligeant les sociétés d’État à constituer leur CA à compter de 2025 en incluant au moins un jeune de moins de 35 ans et des « membres représentatifs de la diversité de la société québécoise ». La règle vise précisément les Autochtones, les membres des minorités visibles, des minorités ethniques ainsi que les personnes handicapées.
En ce moment environ 13,5 % des membres de l’ensemble des CA sont considérés comme représentatifs de la diversité telle qu’elle a été définie, mais certains CA sont encore en défaut de conformité dans ce cas, dont celui de la SODEC. Les règles imposent des normes diversitaires (égalité, diversité, inclusion) sans tenir compte de différentes catégories socio-économiques ni de la multiplicité des parcours socioprofessionnels.