Image du capital et traces du vivant
Johan Hartle
Dérivé du latin, le mot capital (comme dans « crime capital » ou « peine capitale ») renvoie à un crime pour lequel il faut payer de sa propre vie ou, pris au pied de la lettre (en retournant au sens original de caput), de sa propre tête. Dans le sens marxiste du terme et d’après la métaphore de Marx qui le désigne comme « travail vivant coagulé » ou, plus précisément, « travail mort », le capital est également lié à la mort de différentes manières.
C’est dans cet esprit que les réflexions de Zachary Formwalt sur l’histoire de la photographie traitent de diverses formes d’images du capital. Sa conception matérialiste de l’histoire de la photographie – qui inscrit les changements successifs du médium dans les histoires de la finance, de l’accumulation du capital et de l’aménagement urbain – ne se borne pas à souligner les analogies structurelles de la photographie avec l’histoire et le développement du capital (le rôle qu’y ont joué l’évolution du capitalisme, les crises économiques, le marché boursier et les banquiers, entre autres), mais elle signale aussi le potentiel de la photographie comme espace d’accueil de cela même qu’elle cherche à réprimer : des corps qui bougent, jouent et produisent.
Formwalt accentue ainsi les tensions symboliquement (ou, plus précisément, idéologiquement) chargées entre la photographie (longues expositions pour les premières photographies d’architecture de Henry Fox Talbot, représentation pittoresque de la nature) et les premières formes de cinéma (dont la chronophotographie d’Eadweard Muybridge ou différentes déclinaisons de l’accéléré), avec son mouvement corporel et sa temporalité de production ou, en termes plus clairs, son action humaine.
Cela va au-delà de la doléance pleine de bons sens sur la relation entre la photographie et la mort (qui occupe une place de choix dans la théorie de la photographie). L’intérêt de Formwalt est plus précis : prise d’un point de vue matérialiste (selon lequel les êtres humains produisent leurs propres conditions), l’image photographique est interprétée comme une forme de travail mort, ce qui a tendance à fétichiser l’objet de sa représentation comme si celui-ci n’était pas inscrit dans des relations sociales, comme si l’histoire humaine n’avait pas eu d’incidence sur lui.
Ce problème était au cœur de l’analyse du capital faite par Marx et du mode de présentation dialectique qu’il a choisi. Comme il l’écrit dans ses Manuscrits de Paris de 1844 (qui anticipe une bonne part de la critique du spectacle de Guy Debord), l’argent (en tant que forme matérialisée du capital) convertit « la représentation en réalité et la réalité en simple représentation ». Autrement dit, tout comme l’image, l’argent réduit les processus sociaux complexes à quelque chose de statique, proche de l’objet.
Dans ce sens précisément structurel, Formwalt avance que la photographie et les premières formes cinématographiques sont isomorphes et donc complices de la logique du capital. Cette critique de la photographie ne tombe toutefois pas des nues. Elle fait écho à une longue tradition marxiste de critique de la photographie. Comme l’a affirmé Bertolt Brecht, « moins que jamais, le simple fait de rendre la réalité n’énonce rien quant à cette réalité. Une photo des usines de Krupp ou de l’A.E.G. ne révèle pas grand-chose sur ces institutions ». Et si une certaine pratique de l’image a tendance à fétichiser la réalité sociale en la réduisant à de simples choses, quelle forme de représentation esthétique pourrait donc briser le plus sûrement possible cet ensorcèlement ? Comment pourrait-on utiliser l’image pour désenchanter la réalité apparente de cela qui est comme cela qui est advenu et qui pourrait aussi, pour cette raison même, être advenu de façon différente ?
De manière dialectique, la reconstruction critique que fait Zachary Formwalt de l’histoire de la photographie introduit une conception de la photographie qui pourrait revendiquer un tel pouvoir de désenchantement – de dé-fétichisation. Elle y arrive sans pour autant diminuer l’esthétique de la surface, de la perspective et de la composition qui est propre à la photographie. La version élargie de la photographie de Formwalt va toutefois au-delà de cette esthétique dans son sens étroit. Elle s’appuie sur un montage de relations sociales, sur une analyse picturale précise, une narration historique et une réflexion socio-théorique qui ramènent dans l’image le déni de la réalité sociale qui est tapi derrière l’image photographique. De cette manière, la photographie transcende « l’immense accumulation de spectacles », la simple accumulation d’images, et se présente à la fois comme une cristallisation des relations sociales et comme un moyen de les penser.
Les modes de montage, de reconstruction historique et de réflexion théorique quelque peu didactiques, qui s’expriment par la voix hors champ monotone, voire mélancolique, ne sont pas les seules façons de réinterpréter la photographie en tant que médium subversif. Si l’image photographique réprime des strates de réalité sociale résiduelles et résistantes, Formwalt dispose de ses propres techniques pour les aborder et les remettre dans le champ de la vision. Ainsi, il utilise le fondu enchaîné entre images fixes et en mouvement (comme dans la dernière séquence remarquablement lente et muette de Through a Fine Screen); il emploie l’accéléré, mais inversé (par exemple, pour l’observation du processus de construction de la bourse de Shenzhen dans Unsupported Transit ); et il combine diverses images photographiques du même objet (différentes versions du Royal Exchange de Henry Fox Talbot dans In Place of Capital ). Dans tous ces cas, les strates réprimées de la représentation visuelle réapparaissent en silence, indirectement et dans l’ambiguïté.
Ces agents humains cachés pourraient demeurer historiquement abstraits dans les différentes versions du Royal Exchange de Fox Talbot. Formwalt leur donne une forme socialement concrète à Shenzhen et dans Central Park, montrant d’une part des ouvriers de la construction chinois portant sur leurs épaules le poids du développement mégalomaniaque de la Chine hyper capitaliste, et, d’autre part, les revenants que sont devenus les habitants d’un bidonville et les squatteurs expulsés dans le cadre du projet d’aménagement urbain le plus prestigieux dans l’histoire de New York que fut Central Park.
Cette présence fantomatique du vivant, du résiduel et du résistant, permet à une autre strate du politique d’entrer dans le récit de Formwalt : la photographie ne fait pas que répéter la structure idéologique du capital, mais elle enregistre, voire même anticipe, les traces du réprimé, aussi imprévisibles et instables soient-elles.
Note biographique Zachary Formwalt est né en 1979 à Albany, en Géorgie (États-Unis). Il vit et travaille à Amsterdam depuis une résidence qu’il a réalisé à la Rijksakademie van beeldende kunsten en 2008. Diplômé de l’Art Institute de Chicago (BFA) et de la Northwestern University (MFA), il a suivi un programme d’études de troisième cycle en Critical Studies au Malmö Art Academy en 2004. Il a présenté des expositions individuelles à D + T Project à Bruxelles en 2013, à AR/GE Kunst Galerie Museum à Bolzano en 2011, à l’Office for Art, Design and Theory à Utrecht en 2010, au Wexner Center for the Arts: The Box à Columbus en Ohio en 2010 et au Kunsthalle de Bâle en 2009. Il a également participé à divers festivals et à des expositions de groupe dont le 42e Festival international du Film de Rotterdam (2013), Liquid Assets au Steirischer Herbst à Graz (2013), Image Employment au MoMA PS1 à New York (2013) et à l’European Media Art Festi-val à Osnabrück (2013).
Une discussion avec l’artiste aura lieu le 1er novembre à 18 h.
Image du capital et traces du vivant
Johan Hartle
Dérivé du latin, le mot capital (comme dans « crime capital » ou « peine capitale ») renvoie à un crime pour lequel il faut payer de sa propre vie ou, pris au pied de la lettre (en retournant au sens original de caput), de sa propre tête. Dans le sens marxiste du terme et d’après la métaphore de Marx qui le désigne comme « travail vivant coagulé » ou, plus précisément, « travail mort », le capital est également lié à la mort de différentes manières.
C’est dans cet esprit que les réflexions de Zachary Formwalt sur l’histoire de la photographie traitent de diverses formes d’images du capital. Sa conception matérialiste de l’histoire de la photographie – qui inscrit les changements successifs du médium dans les histoires de la finance, de l’accumulation du capital et de l’aménagement urbain – ne se borne pas à souligner les analogies structurelles de la photographie avec l’histoire et le développement du capital (le rôle qu’y ont joué l’évolution du capitalisme, les crises économiques, le marché boursier et les banquiers, entre autres), mais elle signale aussi le potentiel de la photographie comme espace d’accueil de cela même qu’elle cherche à réprimer : des corps qui bougent, jouent et produisent.
Formwalt accentue ainsi les tensions symboliquement (ou, plus précisément, idéologiquement) chargées entre la photographie (longues expositions pour les premières photographies d’architecture de Henry Fox Talbot, représentation pittoresque de la nature) et les premières formes de cinéma (dont la chronophotographie d’Eadweard Muybridge ou différentes déclinaisons de l’accéléré), avec son mouvement corporel et sa temporalité de production ou, en termes plus clairs, son action humaine.
Cela va au-delà de la doléance pleine de bons sens sur la relation entre la photographie et la mort (qui occupe une place de choix dans la théorie de la photographie). L’intérêt de Formwalt est plus précis : prise d’un point de vue matérialiste (selon lequel les êtres humains produisent leurs propres conditions), l’image photographique est interprétée comme une forme de travail mort, ce qui a tendance à fétichiser l’objet de sa représentation comme si celui-ci n’était pas inscrit dans des relations sociales, comme si l’histoire humaine n’avait pas eu d’incidence sur lui.
Ce problème était au cœur de l’analyse du capital faite par Marx et du mode de présentation dialectique qu’il a choisi. Comme il l’écrit dans ses Manuscrits de Paris de 1844 (qui anticipe une bonne part de la critique du spectacle de Guy Debord), l’argent (en tant que forme matérialisée du capital) convertit « la représentation en réalité et la réalité en simple représentation ». Autrement dit, tout comme l’image, l’argent réduit les processus sociaux complexes à quelque chose de statique, proche de l’objet.
Dans ce sens précisément structurel, Formwalt avance que la photographie et les premières formes cinématographiques sont isomorphes et donc complices de la logique du capital. Cette critique de la photographie ne tombe toutefois pas des nues. Elle fait écho à une longue tradition marxiste de critique de la photographie. Comme l’a affirmé Bertolt Brecht, « moins que jamais, le simple fait de rendre la réalité n’énonce rien quant à cette réalité. Une photo des usines de Krupp ou de l’A.E.G. ne révèle pas grand-chose sur ces institutions ». Et si une certaine pratique de l’image a tendance à fétichiser la réalité sociale en la réduisant à de simples choses, quelle forme de représentation esthétique pourrait donc briser le plus sûrement possible cet ensorcèlement ? Comment pourrait-on utiliser l’image pour désenchanter la réalité apparente de cela qui est comme cela qui est advenu et qui pourrait aussi, pour cette raison même, être advenu de façon différente ?
De manière dialectique, la reconstruction critique que fait Zachary Formwalt de l’histoire de la photographie introduit une conception de la photographie qui pourrait revendiquer un tel pouvoir de désenchantement – de dé-fétichisation. Elle y arrive sans pour autant diminuer l’esthétique de la surface, de la perspective et de la composition qui est propre à la photographie. La version élargie de la photographie de Formwalt va toutefois au-delà de cette esthétique dans son sens étroit. Elle s’appuie sur un montage de relations sociales, sur une analyse picturale précise, une narration historique et une réflexion socio-théorique qui ramènent dans l’image le déni de la réalité sociale qui est tapi derrière l’image photographique. De cette manière, la photographie transcende « l’immense accumulation de spectacles », la simple accumulation d’images, et se présente à la fois comme une cristallisation des relations sociales et comme un moyen de les penser.
Les modes de montage, de reconstruction historique et de réflexion théorique quelque peu didactiques, qui s’expriment par la voix hors champ monotone, voire mélancolique, ne sont pas les seules façons de réinterpréter la photographie en tant que médium subversif. Si l’image photographique réprime des strates de réalité sociale résiduelles et résistantes, Formwalt dispose de ses propres techniques pour les aborder et les remettre dans le champ de la vision. Ainsi, il utilise le fondu enchaîné entre images fixes et en mouvement (comme dans la dernière séquence remarquablement lente et muette de Through a Fine Screen); il emploie l’accéléré, mais inversé (par exemple, pour l’observation du processus de construction de la bourse de Shenzhen dans Unsupported Transit ); et il combine diverses images photographiques du même objet (différentes versions du Royal Exchange de Henry Fox Talbot dans In Place of Capital ). Dans tous ces cas, les strates réprimées de la représentation visuelle réapparaissent en silence, indirectement et dans l’ambiguïté.
Ces agents humains cachés pourraient demeurer historiquement abstraits dans les différentes versions du Royal Exchange de Fox Talbot. Formwalt leur donne une forme socialement concrète à Shenzhen et dans Central Park, montrant d’une part des ouvriers de la construction chinois portant sur leurs épaules le poids du développement mégalomaniaque de la Chine hyper capitaliste, et, d’autre part, les revenants que sont devenus les habitants d’un bidonville et les squatteurs expulsés dans le cadre du projet d’aménagement urbain le plus prestigieux dans l’histoire de New York que fut Central Park.
Cette présence fantomatique du vivant, du résiduel et du résistant, permet à une autre strate du politique d’entrer dans le récit de Formwalt : la photographie ne fait pas que répéter la structure idéologique du capital, mais elle enregistre, voire même anticipe, les traces du réprimé, aussi imprévisibles et instables soient-elles.
Note biographique Zachary Formwalt est né en 1979 à Albany, en Géorgie (États-Unis). Il vit et travaille à Amsterdam depuis une résidence qu’il a réalisé à la Rijksakademie van beeldende kunsten en 2008. Diplômé de l’Art Institute de Chicago (BFA) et de la Northwestern University (MFA), il a suivi un programme d’études de troisième cycle en Critical Studies au Malmö Art Academy en 2004. Il a présenté des expositions individuelles à D + T Project à Bruxelles en 2013, à AR/GE Kunst Galerie Museum à Bolzano en 2011, à l’Office for Art, Design and Theory à Utrecht en 2010, au Wexner Center for the Arts: The Box à Columbus en Ohio en 2010 et au Kunsthalle de Bâle en 2009. Il a également participé à divers festivals et à des expositions de groupe dont le 42e Festival international du Film de Rotterdam (2013), Liquid Assets au Steirischer Herbst à Graz (2013), Image Employment au MoMA PS1 à New York (2013) et à l’European Media Art Festi-val à Osnabrück (2013).
Une discussion avec l’artiste aura lieu le 1er novembre à 18 h.
Montréal (Québec) H2X 1K4