Paresseux les artistes? Peut-on vivre de son art? Une magie nécessaire.

Mener sa barque

En fait, les artistes sont souvent des bourreaux de travail, observe Pierre-Michel Menger. «Ceux qui connaissent du succès sont particulièrement acharnés. On est loin du cliché de l’artiste oisif qui vasouille dans ses rêveries! Au contraire, ils enchaînent projet sur projet et ne comptent pas leurs heures. Ce sont, en quelque sorte, des entrepreneurs. Car pour se forger une renommée dans un milieu aussi compétitif, il faut savoir prendre des risques, gérer son portefeuille d’emplois, entretenir des liens avec ses partenaires. Des qualités qui sont propres aux entrepreneurs, finalement.»

«Les artistes qui connaissent du succès sont particulièrement acharnés. On est loin du cliché de l’artiste oisif qui vasouille dans ses rêveries!»
— Pierre-Michel Menger, directeur d’études de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris

Pierre Curzi s’insurge d’ailleurs contre la vision réductrice de l’artiste inconséquent qui ne sait pas s’occuper de ses affaires. «Sur les plans financier et administratif, les artistes doivent toujours faire la preuve qu’ils sont intelligents, rationnels et responsables. C’est injuste, car en tant que travailleurs autonomes devant composer sans cesse avec la précarité, on est souvent plus responsables que d’autres qui, parce qu’ils ont un emploi stable, se permettent de faire des folies.»

Pourquoi alors le mythe de l’artiste qui traînasse persiste-t-il? C’est que les périodes de vide qui succèdent à un sprint d’activités nourrissent les soupçons des autres travailleurs, poursuit le sociologue. «Ces alternances de travail et de repos sont relativement incompréhensibles pour ceux qui vivent selon un rythme prévisible. De plus, les artistes qui ont peu de succès travaillent moins, forcément. Or, comme ils sont plus nombreux que ceux qui réussissent, cela colore le jugement de la population, qui se demande bien ce que tous ces artistes font de leurs journées.»

Barbara Ulrich, directrice générale du Conseil québécois des arts médiatiques, estime pour sa part que les préjugés à l’égard de l’emploi du temps des artistes s’expliquent par la méconnaissance du processus de création, et en particulier la phase de développement d’une idée. «Lorsqu’un artiste réfléchit ou écrit dans un café, fait des recherches dans Internet, part en voyage pour prendre des photos, on a l’impression qu’il flâne et se contente de vivre sur le bras de l’État. Or, construire une idée pour l’amener jusqu’à un scénario, par exemple, ne se fait pas forcément dans un bureau de 9 à 5.»

Strass et paillettes

Au chapitre des idées préconçues, l’une des plus persistantes concerne la situation matérielle des artistes : soit ils nagent dans un luxe décadent, soit ils sont complètement paumés et croupissent dans un taudis sans chauffage.

Amusé, le sculpteur René Derouin se rappelle qu’on lui a déjà demandé la permission d’emprunter sa hacienda au Mexique, présumant que l’artiste avait les moyens de posséder un tel palace… «Parce que mes créations sont connues, parce qu’on m’a vu dans les médias, parce que j’ai voyagé et mis sur pied une fondation, les gens s’imaginent que je suis au-dessus de mes affaires. Pourtant, je mène une vie sobre. Comme je n’ai pas de fonds de pension, à 69 ans, je continue à travailler fort pour gagner ma vie.»

«Je ne suis pas Madonna!» renchérit la mezzo-soprano Renée Lapointe, qui se produit régulièrement aux quatre coins du pays et en Europe depuis 20 ans. «Contrairement à ce que les gens pensent, mon revenu est modeste; parfois même, c’est de la survie! J’ai beaucoup de dépenses : le pianiste, les tenues de scène, les hôtels… Certains chanteurs y passent leurs cachets!»

En vérité, la plupart des artistes québécois ne sont pas prêts de s’ouvrir un compte en Suisse. Soit, leur salaire annuel moyen dépasse les 37 000 $, selon une étude publiée par le ministère de la Culture et des Communications (Pour mieux vivre de l’art : portrait socioéconomique de l’artiste, 2004, données tirées du recensement de Statistique Canada de 2001). Celui des autres contribuables du Québec est plutôt de 28 708 $ par année. Mais certaines catégories d’artistes – comme les humoristes, qui touchent en moyenne plus de 90 000 $ annuellement – font gonfler la moyenne. Dans les faits, 44 % des artistes font moins de 20 000 $.

Selon François Colbert, de HEC Montréal, cette précarité s’explique avant tout par un problème d’offre et de demande. «On n’a pas un marché suffisant pour absorber la masse d’artistes qui veulent percer. En fait, je suis de ceux qui pensent qu’il y a trop d’artistes, trop de produits disponibles. À titre d’exemple, pour que l’ensemble des écrivains vivent exclusivement de leurs droits d’auteur, il faudrait que chaque famille achète 60 romans canadiens par année! C’est impossible.»


La vie d’artiste
Peut-on vivre de son art?
par Anick Perreault-Labelle
Avec la collaboration de
Marie-Hélène Proulx

Les artistes gagnent bien leur vie, mais rarement en exerçant leur art : la plupart d’entre eux bouclent leurs fins de mois grâce à des «jobines» qui y sont plus ou moins liées.

Il a beau avoir quatre publications à son actif, les droits d’auteur de l’écrivain Maxime-Olivier Moutier, 34 ans, ne dépassent pas 5 000 $ par an. «Et encore, je suis chanceux, ironise-t-il : mes romans font partie des programmes de littérature aux cégeps! Mais avec 0,80 $ pour chaque livre vendu, tu ne nourris pas tes enfants.» Diplômé en psychanalyse, il gagne sa vie dans ce domaine, et non comme auteur.

Les artistes gagnent en moyenne 9 000 $ de plus que l’ensemble des contribuables québécois, rapportait l’an dernier le ministère de la Culture et des Communications du Québec (MCCQ). À première vue, ils se portent donc très bien financièrement. Mais l’étonnante statistique cache d’importantes disparités : si les humoristes empochent plus de 91 000 $, les chanteurs et musiciens ne récoltent qu’un peu plus de 31 000 $, tandis que les danseurs se contentent d’environ 20 000 $. Et encore, il s’agit de leurs revenus totaux, et non de ceux tirés exclusivement de la pratique de leur art.

En fait, une minorité tire son épingle du jeu. «Même les artistes très connus sont peu nombreux à gagner des centaines de milliers de dollars», dit Anne-Marie Des Roches, directrice des affaires publiques à l’Union des artistes. Pourtant, le MCCQ rapporte que 22 % des peintres, artisans et autres créateurs ont empoché plus de 50 000 $ en 2002, ce qui a été le cas d’à peine 15 % des Québécois, selon le ministère des Finances du Québec!

«Les artistes ont des revenus moyens équivalents aux autres contribuables, mais très peu vivent de leur art. En outre, les danseurs, les artistes visuels et les artisans sont dans des situations particulièrement précaires», précise Guy Bellavance, sociologue à l’Institut national de la recherche scientifique Urbanisation, culture et société.

Selon ses recherches, par exemple, les trois quarts des artistes visuels ont tiré en 2000 l’essentiel de leur pécule à l’extérieur de leur discipline. La même année, seulement un tiers des danseurs ont gagné plus de 15 000 $ en se produisant devant public, rapporte le Regroupement québécois de la danse. Apparaître au petit écran n’est pas davantage source de richesse. «Jouer dans trois ou quatre épisodes d’une série télévisée ne demande que quatre jours de tournage, mais rapporte un maximum de 4 000 $, en incluant tous les droits de suite liés à la diffusion en DVD ou aux reprises», calcule Anne-Marie Des Roches.

Mais 4 000 $ pour quatre jours de travail, n’est-ce pas mieux que le salaire minimum? Peut-être, mais les artistes travaillent parfois bien des heures… sans être payés. Ce n’est que depuis quelques mois, par exemple, que les comédiens des grands théâtres québécois sont rétribués pour leurs heures de répétition. «Les danseurs ne sont pas toujours payés pour leur temps lorsqu’ils créent la version définitive de la chorégraphie, en collaboration avec le concepteur, avant que ne commencent les répétitions comme telles», note Lorraine Hébert, directrice générale du Regroupement québécois de la danse.

Pour acheter des épinards – et on ne parle même pas du beurre pour mettre dessus –, les artistes sont donc forcés d’avoir des boulots en parallèle. Ces «à-côtés» plus ou moins liés à leur art leur rapportent souvent plus que leurs œuvres. «Certains écrivains s’en sortent financièrement uniquement parce qu’ils sont aussi journalistes ou professeurs d’université, remarque Stanley Péan. Moi, c’est mon poste d’animateur à Espace musique à la radio de Radio-Canada qui me fait vivre, pas mon métier d’écrivain!» L’auteur est aussi président de l’Union des écrivaines et écrivains du Québec et porte-parole du Mouvement des arts et des lettres (MAL), un regroupement d’artistes et de travailleurs culturels qui revendique un financement public accru des arts et des lettres.

Les financements public et privé sont censés aider tout ce beau monde à créer sans nécessairement vivre dans la misère. Au premier coup d’œil, ceux-ci sont considérables. En 2000-2001, le secteur privé a investi 22,1 millions de dollars dans les arts, selon le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ). Et en 2002-2003, les trois paliers gouvernementaux ont dépensé 2,2 milliards de dollars pour la culture québécoise et 7,4 milliards au pays, rapporte la Conférence canadienne des arts. Mais attention! À peine 7 % de cette dernière somme a été consacrée à l’art canadien : la part du lion a été réservée à la protection du patrimoine, aux bibliothèques ou aux «industries culturelles», comme Radio-Canada et les fonds destinés à l’industrie cinématographique. En outre, rappelle ce bilan canadien, le financement public n’a pas suivi l’inflation : en dollars constants, il a plutôt diminué de 0,3 % entre 1992 et 2003. Or, pendant la même période, le nombre d’artistes a augmenté… de 29 %, note le même rapport.

En fait, l’art a beau avoir du mal à nourrir son homme ou sa femme, cela n’empêche pas les jeunes de s’y consacrer. De fait, dans les années 1990, le nombre d’emplois canadiens dans le secteur culturel a progressé deux fois plus vite que dans l’ensemble de l’économie, rapporte Statistique Canada. Les organismes culturels du Québec sont eux aussi en croissance, que ce soit sur le plan du chiffre d’affaires, du nombre d’employés ou du développement international, affirme Yvan Gauthier, président-directeur général du CALQ. «Et les artistes sont une des raisons principales de cet impressionnant développement, notamment parce qu’ils ont accepté des salaires moindres comme travailleurs des organismes culturels.»

Pour alléger leur fardeau, plusieurs, dont le MAL, exigent davantage de fonds publics. Mais cette assistance pourrait prendre d’autres formes. Placements culture, une initiative du MCCQ, aidera sous peu les organismes culturels à aller chercher des fonds auprès du privé, puis à les faire fructifier. Histoire de les aider à vraiment vivre de leur art sans aller puiser, une fois de plus, dans les poches des contribuables.


La vie d’artiste
Une magie nécessaire
par Anick Perreault-Labelle

Les artistes jouent un rôle social essentiel : ils expriment nos passions et nous aident à découvrir qui nous sommes. Et soutenir leur labeur est très rentable!

Au Québec, la culture a représenté en moyenne 4 % du PIB entre 1996 et 2001, rapporte Statistique Canada. Quant aux ménages, ils ont dépensé en moyenne 1 260 $ en loisirs culturels en 2002, indique l’Observatoire de la culture et des communications du Québec. Et, bien sûr, nos musées et festivals de qualité attirent les touristes et leurs dollars, leurs yens ou leurs euros!

Même si le gouvernement soutient parfois des artistes débutants ou obscurs, les contribuables y trouvent donc leur compte. «Auriez-vous vu l’intérêt de commanditer Les échassiers de Baie-Saint-Paul, à la fin des années 1970, une troupe de tout-nus aux cheveux longs qui a pourtant donné naissance au Cirque du Soleil quelques années plus tard?» demandait le président de l’Union des artistes, Pierre Curzi, dans un discours prononcé en 2005 devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain.

Et le gouvernement ne peut pas laisser au marché la délicate tâche de déterminer qui seront nos prochaines grandes vedettes, estime Jean-Guy Lacroix, codirecteur du Groupe de recherche interdisciplinaire sur la communication, l’information et la société de l’Université du Québec à Montréal. «Avec sept millions d’habitants, le Québec est un petit marché. Contrairement aux États-Unis et à leurs 300 millions d’habitants, nous n’avons pas la masse critique pour garantir que la demande justifiera automatiquement un certain niveau de production artistique.»

Ceci dit, nul besoin d’invoquer des arguments économiques pour comprendre l’importance de soutenir publiquement les artistes : il suffit d’imaginer un univers sans télévision, sans concerts, sans radio, sans livres, sans musées et sans festivals. Évidemment, ce serait bien, bien ennuyant. Mais, en plus, nous serions moins capables de comprendre et de formuler les sentiments qui nous animent.

Les danseurs, peintres et autres créateurs, en effet, «expriment les passions et les peurs d’un peuple, dit Bob White, professeur d’anthropologie à l’Université de Montréal. En parlant du fond de leur cœur, ils mettent des mots ou des images sur nos émotions et expriment la vérité sur une situation politique ou sur ce qu’on ressent.» C’est notamment grâce à leurs horaires inhabituels qu’ils arrivent à opérer cette magie, ces derniers leur donnant la liberté de saisir l’inspiration quand elle se présente. «Rien ne dit que LA bonne idée inspirée viendra en semaine, entre 9 h et 5 h», explique le professeur.

Les arts permettent aussi de nous donner un nom et de savoir qui on est. «L’exemple ultime est Félix Leclerc, dit Bob White. En plus de contribuer à notre patrimoine – dans le sens où ses œuvres représentent désormais le Québec –, il a aidé à façonner notre identité.» Pour Bob White, qui est aussi musicien, les arts ne sont donc pas un simple passe-temps mais «un véritable travail social que la société doit financer».

http://www.jobboom.com/magazine/2005/v6n8/v6n8-07b.html

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