Le commentaire de Glenn Alteen, Lorna Brown, Keith Higgins et Jonathan Middleton des centres d’artistes de Vancouver sur la consultation du Conseil des Arts du Canada sur le programme de bourses aux artistes professionnels

En réponse à la deuxième phase de consultation du Service des arts visuels du Conseil des Arts du Canada, concernant Un nouveau programme pour les artistes en arts visuels. Octobre/novembre 2004.

Depuis ses débuts, le Conseil des Arts du Canada a généralement su, par ses valeurs et son sens de l’éthique, s’assurer de l’appui de la communauté artistique. Le Conseil des Arts du Canada est demeuré conscient du fait que le caractère artistique de notre pays dépend d’abord des artistes et de l’ensemble de leurs pratiques individuelles. Les programmes du Conseil ont reconnu l’importance de l’autodétermination pour la communauté artistique et ses programmes tenaient compte du fait que l’activité artistique ne consiste pas, en premier lieu, à produire des objets ou à offrir des services, mais qu’elle constitue plutôt une activité de recherche et de questionnement dont la valeur réside en partie dans le caractère incertain, imprévisible et mobile qu’elle entretient avec la société. Il est de plus en plus difficile pour nous de respecter ces valeurs, compte tenu de l’orientation générale récente qu’a pris le gouvernement fédéral et ses ministères. Les modifications apportées au programme de subventions aux artistes mettent en péril la confiance de la communauté artistique envers le Conseil. Ces changements semblent motivés de l’intérieur et ne répondent à aucun besoin précis, ni à aucune demande des artistes et des autres parties intéressées. En fait, quand ce projet a été expliqué lors de la première ronde de consultations à Vancouver, il a été rejeté en bloc. Cela met déjà sérieusement en doute la légitimité du processus consultatif.

Il semble évident que le Conseil subit des pressions et qu’il doit produire les » livraisons attendues «, les » résultats mesurables » et autres indices de réussite demandés par le milieu des affaires. Toute personne oeuvrant au sein d’institutions post-secondaires ou toute autre institution valorisant la pensée critique au cours des vingt dernières années, connaît la nature de ces pressions. Il est difficile d’y résister, puisque l’approvisionnement en ressources en dépend souvent. Il est toutefois important d’évaluer les effets à long terme des modèles, des valeurs et des langages institutionnels pour allouer des fonds à ceux et celles dont la pratique ne répond pas à une logique d’offre et de demande.

Les changements proposés au programme d’aide aux artistes professionnels, tels que décrits dans les documents et présentations du Conseil, révèlent une dérive des valeurs du Conseil des Arts du Canada en ce qui a trait à l’appui aux artistes individuels en arts visuels. Les catégories de projet d’exposition et de première exposition individuelle sont clairement des programmes qui visent à financer des expositions, plutôt que des pratiques artistiques. Au lieu d’une subvention versée à un(e) artiste dont les revenus autres sont souvent insuffisants, ces programmes financeraient en fait l’accès du grand public à l’art contemporain, comme c’est le cas pour les programmes de subvention appuyant les arts visuels.

Le fait d’associer l’éligibilité à un produit, c’est-à-dire l’exposition, plutôt qu’à la pratique comme telle, constitue un changement philosophique important dans le soutien qu’offre le Conseil et il est légitime de remettre en question les résultats d’une telle décision. Telle qu’elle est décrite dans la politique proposée, cette décision aura pour effet d’officialiser une tendance qui serait axée sur le marché, et découragerait la libre pensée, le positionnement critique et l’expérimentation des nouvelles technologies, pourtant cruciales à l’évolution de la discipline.

En liant les subventions aux artistes à des expositions dans des galeries et institutions reconnues, le Conseil complique inutilement le processus en obligeant à décider quelles galeries et institutions sont » approuvées «, et lesquelles ne le sont pas, afin de justifier une reconnaissance professionnelle. De plus, en obligeant les artistes à adopter ce mode de fonctionnement, il incomberait au Conseil d’assurer que ces institutions » approuvées » agissent de façon éthique. Ce qui comprendrait notamment, le paiement de cachets d’artiste et/ou le versement d’une juste part des profits tirés de la vente d’oeuvres d’art, et ce dans des délais raisonnables. On s’assurerait également que les galeries et institutions n’imposent pas de » loyer » ou autre frais associés à l’exposition ou à la promotion de leurs oeuvres.

Parce que l’assistance fournie aux organismes en arts visuels est limitée, il est peu probable que des » lieux de diffusion professionnels reconnus » soient reconnus par le Conseil à court terme, sans parler des approches alternatives à la diffusion de l’art que sont les collectifs, les sites temporaires, ou les solutions créatives non conventionnelles visant à combler le manque de lieux de diffusion. En conséquence, les artistes qui oeuvrent en marge du système des galeries n’auront plus accès aux programmes d’aide.

L’exigence d’une exposition confirmée résulte en une sélection préliminaire qui disqualifie les demandeurs qui ne sont pas en mesure d’assurer l’engagement d’un » lieu de diffusion professionnel reconnu «. Cela résout sans doute certains problèmes administratifs au sein du Conseil des Arts du Canada, mais crée aussi de sérieux problèmes au sein de la communauté artistique. Plutôt que d’encourager une plus grande collaboration entre les professionnels du milieu des arts et la communauté, ce critère place le fardeau administratif de la » présélection » sur les épaules des centres d’artistes autogérés et des galeries, qui sont encore moins en mesure de répondre à la demande que ne le sont les membres du personnel du Conseil des Arts. Rendre le personnel de ces organismes responsable des demandes mettrait sérieusement en péril le principe d’évaluation par les pairs (des artistes qui évaluent le travail d’autres artistes). En imposant une hiérarchie rigide dans les rapports entre les commissaires et les artistes, ce plan servira à affaiblir un milieu qui mise largement sur la coopération et la collaboration, et qui considère que le travail des commissaires, la production d’expositions et autres présentations publiques suivent la pratique, mais ne la guident pas.

En imposant une structure visant à limiter l’accès aux programmes de subvention, le Service des arts visuels abdique sa responsabilité envers les programmes d’équité. Bien qu’il existe de nombreuses organisations qui connaissent bien les enjeux liés à l’équité, les » lieux de diffusion professionnels reconnus » ne sont pas nécessairement tenus de respecter ces normes d’équité, comme l’est le Conseil des Arts du Canada. Le critère d’excellence qui prévaut sera ainsi compromis, car celui-ci ne sera pas nécessairement prioritaire aux yeux des institutions et entreprises avec qui le Conseil sous-traitera ses activités.

L’évaluation par les pairs sera de nouveau compromise, une fois la sélection préliminaire effectuée. Les demandes subiront une » présélection en ligne par dix pairs, suivie de l’évaluation par un comité conjoint (des pairs et autres professionnels des arts visuels), formé de cinq membres et tenu à Ottawa «. Qui seront ces personnes ? Des marchands, qui discuteront du potentiel commercial du produit proposé, sur les marchés national et international ? Des consultants en marketing, qui évalueront les documents promotionnels de l’artiste et son potentiel à devenir une vedette ? Des éducateurs qui travaillent dans les musées, pour évaluer le potentiel des oeuvres à faire l’objet de visites guidées à l’intention des écoliers, et la concordance des oeuvres avec le contenu des cours ? Les différentes disciplines qui se servent de la pratique artistique comme ressource documentaire ne devraient pas être en mesure d’influencer ou de déterminer l’orientation de la discipline.

Ces inquiétudes concernant l’évaluation sont particulièrement justifiées dans un contexte qui ne permet pas plus de trois refus sans être exclu du système pendant cinq ans. Il semble clair que les restrictions proposées, qui touchent les nouvelles demandes, ne sont pas motivées par des considérations liées au programme, mais sont plutôt le fruit de décisions gratuites qui visent simplement à réduire le nombre de demandes.

Le fait de réduire les sommes attribuées aux artistes semblerait, à première vue, être une mesure destinée à mieux répartir des fonds limités. Toutefois, puisque le calendrier de tous les organismes en arts visuels est plus que rempli, l’éventualité de » résultats mesurables » supplémentaires sous forme d’expositions est peu envisageable. Le Conseil risque de miner les principes mêmes qui en font une entité distincte et précieuse, en tentant d’ » instrumentaliser » ses programmes, un effort qui semble voué à l’échec.

L’introduction d’une sélection préliminaire par lieu d’exposition, et le fait de jouer avec l’esprit de l’évaluation par les pairs, peuvent être vus comme les premiers pas dans une très mauvaise direction : l’installation d’un système de gestion descendante des pratiques artistiques individuelles par les institutions en arts visuels et/ou les marchands d’art.

À l’aube du cinquantième anniversaire du Conseil des Arts du Canada, nous avons toutes les raisons de nous réjouir. Les organismes du milieu des arts visuels tels que les galeries, les musées et les centres d’artistes sont en croissance, et la scène commerciale demeure plus vivante que jamais – un signe que le public s’intéresse de plus en plus à l’art contemporain. Cependant, il serait important de rappeler que la force, la diversité et l’innovation qui caractérisent les pratiques des artistes canadiens n’ont jamais été encouragées par des systèmes de gestion par objectifs, ni par le marché, ni par les agences de financement politiques que l’on retrouve dans certains pays. L’excellence des arts visuels au Canada, désormais reconnue par les organismes en arts visuels et les galeristes, a été encouragée par l’appui qu’a su donner le Conseil aux pratiques artistiques individuelles, à leur indépendance et à leur évaluation par les pairs. Nous espérons que le Conseil ne gaspillera pas le soutien qu’il apporte à la communauté artistique depuis un demi-siècle en éliminant le libre accès aux programmes qui financent des pratiques et non des produits; qu’il ne trahira pas la confiance qu’ont les membres de la communauté artistique en son éthique et en ses valeurs en mettant en péril le processus d’évaluation et qu’il ne pliera pas sous les pressions du marché, qui vise à réduire la pratique artistique à des » résultats attendus » et à des » clients satisfaits «. Veuillez continuer à reconnaître que le marché, les musées, les galeries, les groupes scolaires, les critiques et les visites guidées constituent autant d’éléments qui dépendent de l’artiste et qui le suivent, mais qui ne le mènent pas.

Meilleures salutations,

Glenn Alteen
Lorna Brown
Keith Higgins
Jonathan Middleton

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