Inventaire des choses qui ne laissent pas de trace de Céline Huyghebaert, jusqu’au 28 mars sur l’enseigne lumineuse de DARE-DARE

« Dans la banalité du quotidien, il se passe toujours quelque chose[1]. »

Faire son lavage, acheter du dentifrice, appeler le médecin, réparer la poignée du garage, poser sa semaine de vacances… La plupart des tâches que l’on inscrit sur nos listes sont des choses futiles qui disparaissent dès qu’on les a rayées, jusqu’à leur réapparition sur une liste ultérieure. Dans ses Notes de chevet, Seï Shonagon[2] déroulait des listes pour tenter de capturer les signes du monde. Elle voulait y conserver la totalité des choses qui l’avaient marquée. Janina Turek, au contraire, notait tout ce qui remplissait ses journées, sans magnifier l’ordinaire. Dans les 728 carnets que sa fille a retrouvés après sa mort, elle avait archivé jour après jour la liste de ses petits-déjeuners, de ses déjeuners et de ses soupers, celle des visites imprévues qu’elle avait reçues, des objets trouvés, des cadeaux donnés ou reçus, ou des personnes aperçues depuis sa fenêtre. Sans le moindre commentaire personnel. Quand son mari était revenu d’Auschwitz, elle n’avait pas utilisé un carnet pour témoigner de cette douleur que Marguerite Duras déverse dans le sien en voyant apparaître Robert L., décharné, presque mort. Non, Janina Turek avait juste indiqué « visite de Czeslaw Turek » dans la rubrique « Visites imprévues[3] ».

Mes listes traquent elles aussi l’ordinaire. Mais un ordinaire invisible. Elles donnent une densité aux choses qui ne laissent pas de trace. Liste des personnes dont on a oublié le nom, liste des rêves qui s’effacent dès qu’on se réveille, liste de gestes étouffés… J’aime l’idée que si leur énonciation n’est plus possible, ces oublis continuent néanmoins d’exister sous la forme d’espaces vides, de blancs pour reprendre l’expression anglaise « memory blank » qui a la qualité de donner une matérialité au vide. Notre espace est rempli de blancs. Ces blancs prennent de la place, mais nous ne nous en rendons pas compte.

Ce sont des choses qui ont existé et qui ont marqué l’Histoire de manière imperceptible. D’une certaine manière, on peut dire qu’elles existent dans le négatif de l’Histoire.

Bio

Originaire de France, Céline Huyghebaert vit et travaille à Montréal. Elle est titulaire d’une maîtrise en littérature de l’UQAM. Dans sa pratique, elle utilise le texte et le livre pour explorer ce qui existe à l’extérieur du document et de l’Histoire. Son travail d’artiste et ses recherches ont été présentés dans plusieurs expositions, notamment à Formats, à la Maison de la culture de Côte-des-Neiges et au Centre canadien d’architecture. Ses textes ont été publiés dans différentes revues (Esse, Artzines, Cousins de personne, Moebius, etc.), mais aussi dans des contextes expérimentaux de diffusion comme l’autopublication ou la dissémination sauvage. En 2016, elle a été en résidence à Passa Porta à Bruxelles, à La Chambre blanche à Québec et à l’Atelier Circulaire à Montréal.

http://www.fadingpaper.ca/

[1] « Reality », Mariusz Szczygiel, dans La vie est un reportage, Les éditions noir sur blanc, 2005.
[2] Sei Shonagon, Notes de chevet.
[3] Informations puisées dans l’article « Reality », Mariusz Szczygiel consacré à Janina Turek.
 

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