Madame la Ministre,
C’est avec stupéfaction que nous avons appris, le 12 juillet dernier, l’installation prochaine, par les responsables du Parc olympique, de l’œuvre Recevoir d’André Desjardins sur l’esplanade anciennement occupée par La joute de Jean-Paul Riopelle. L’installation est monumentale, elle se veut permanente, et Desjardins à qui on en a confié la réalisation était jusqu’à jeudi dernier, faut-il le rappeler, un artiste presque inconnu sur la scène artistique québécoise. La situation a de quoi étonner.
Les médias québécois – exception faite du journal Voir – semblent être aveuglés par les mots « États-Unis » et « million de dollars » ; ils se contentent de rapporter textuellement le communiqué de presse du ministère et les informations promotionnelles offertes sur le site de la galerie qui représente l’artiste à Montréal. Pourtant, n’y a-t-il pas lieu de s’inquiéter du fait que « l’artiste québécois André Desjardins choisit le Parc olympique pour offrir sa première œuvre monumentale », comme l’indique fièrement le site de sa galerie? Au Québec, en matière d’art public, ne sont-ce pas plutôt les québécois et les québécoises, par l’entremise de professionnels de l’art soumis à des procédures précises, qui choisissent ce qui sera installé sur leurs places publiques?
Dans le cas qui nous occupe, y a-t-il même eu un concours? Y a-t-il eu, comme on le fait pour tout emplacement public, un appel démocratique fait aux artistes québécois en vue d’occuper cette esplanade du parc olympique? Qui peut expliquer quel a été le processus de sélection? Qui sont les personnes qui ont procédé à la décision? Les nombreuses ressources professionnelles en matière d’art contemporain relevant du gouvernement du Québec (Conseil des arts et des lettres du Québec, Musée national des beaux-arts du Québec, Musée d’art contemporain de Montréal, Politique d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement des bâtiments et des sites gouvernementaux et publics) ont-elles été consultées afin de prendre une décision éclairée? Qui sont les donateurs de l’œuvre, cette « Academy of Fine Art Foundation, un organisme qui soutient l’industrie de l’art » et quels sont leurs intérêts financiers et promotionnels? Comment se situe cette œuvre face aux entreprises récentes de revitalisation de sites par des sculptures publiques sur la scène internationale? Qu’est-ce qui explique que l’annonce ait été faite par la seule ministre du Tourisme et responsable du Parc olympique, alors qu’un geste artistique de cette importance relève autant sinon plus du ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine? Et quel rôle avez-vous joué (ou non) dans cette affaire, alors même que vous êtes la ministre responsable des arts visuels? Ce ne sont là que quelques-unes des questions qui se posent à nos yeux de manière urgente.
Contrairement à ce que l’on pense, le fait que l’œuvre fortement évaluée soit offerte en don ne justifie ni son accueil à bras ouverts, ni l’absence de procédures. Il s’agit d’une acquisition pour notre patrimoine, et elle demande la même rigoureuse réflexion que s’il s’agissait d’un achat de la part du gouvernement – d’autant plus que celui-ci déboursera quand même 50 000$ pour son transport et son installation. Au Québec, toute œuvre offerte en don à une institution muséale publique passe au crible de deux comités d’acquisition avant d’être acceptée dans sa collection. La collection québécoise d’œuvres extérieures publiques se constitue elle aussi suivant des procédures bien établies et respectées depuis des décennies, grâce à la Politique d’intégration des arts à l’architecture adoptée en 1961.
Nous vous enjoignons donc, Madame la ministre, de rappeler les règles de fonctionnement du secteur artistique à la ministre responsable du Parc olympique afin qu’elle revienne sur son annonce, suspende sa décision, et procède à un concours en bonne et due forme, tenu en toute transparence par des professionnels de l’art dans le cadre d’un processus conforme aux pratiques québécoises en matière de réalisation d’œuvres d’art publiques. Avant toute excitation au sujet de sa valeur monétaire éventuelle (car on peut aussi se demander qui a évalué à un million de dollars la valeur de cette œuvre qui n’existe pas encore), c’est de la valeur culturelle de l’œuvre proposée dont il faut collectivement s’assurer. Nous prenons avec cette lettre la responsabilité qui nous incombe à cet égard. Nous devons bien cela à Riopelle.
Anne-Marie Ninacs
commissaire et chercheure indépendante en art contemporain