Days Ending in Why de Julia Martin, exposition jusqu’au 22 août à AXENÉO7

C’est puissant de pouvoir contrôler son propre récit, et la tragédie peut être transformée en un dangereux genre de comédie. Ma pratique s’intéresse à la mémoire, au corps et à la perte. Je suis allumée par le potentiel des manifestations et des transformations de la mélancolie dans le champ artistique sous forme de catharsis alchimique. Mon travail est enraciné dans le récit autobiographique où il n’existe aucune garantie pour une histoire racontée après les faits ; il y est question d’un précipice et d’une pratique qui explore mon passage le long de celui-ci. La réussite du travail se joue dans l’équilibre entre une mise en place poignante et une apogée absurde ; c’est ici que ma pratique croise la comédie. J’accentue le fait que je suis consciente de la blague, que j’emprunte cette voie avec une irrévérence résolue.

Il est crucial que la matérialité des œuvres soit fidèle à leur contenu et qu’elle parle de l’origine. C’est libérateur de jouer avec ce qui ne donne pas l’impression d’être précieux, de tester le processus en multipliant les itérations d’un seul concept et les médiations d’une même image. Du papier à dessin est utilisé pour les œuvres textuelles, les perforations du bloc encore visibles, des images prises par téléphone portable ont été transférées sur une surface de film instantané pour les préserver en tant qu’objets et magnifiées en grand format ou projetées pour en montrer les défauts. Les matériaux domestiques dans Misfortune, or Miwa Was Always Right (une installation composée d’assiettes brisées et réparées) parlent du chez-soi, d’objet documenté et d’un corps ancré dans la matière.

Mon travail, en termes des plus réductifs, est personnel, mais il en émerge des thèmes universels plus vastes. En utilisant des photographies prises par iPhone, sous forme de projection ou transférées sur une surface de film instantané, je porte un commentaire sur l’ubiquité des images et sur le vernaculaire photographique dans lequel elles se trouvent, surtout en cette époque, si fluide, d’Instagram. Je souhaite examiner plus à fond nos liens avec ces dispositifs en tant qu’archives personnelles contemporaines, en tant que gardiens de nos documents communicationnels et visuels. En créant des objets physiques, je résiste à la nature intangible de l’image numérique jetable. Les images sur une surface de film instantané sous-entendent un objet singulier, mais le processus – une projection numérique sur la surface d’une machine secondaire, souvent faite bien après l’événement – réitère la notion de multiple, soit l’image qui est peut être créée et recréée.

En présentant des épreuves artistiques collées au mur avec du ruban adhésif et des épreuves textuelles sur du papier à dessin, mon intention est de questionner certaines notions de préciosité ; la seule grande épreuve (42 x 56 pouces), celle montrant ma mère et intitulée Coming Down, est finement encadrée, mais l’image, elle aussi prise avec un portable, s’effondre dès qu’on l’examine de près. Comme pour la série JPEG de Thomas Ruff réalisée en 2007, les pixels et les artéfacts numériques se désintègrent et deviennent pointillistes. Ici, il ne s’agit pas que d’un commentaire sur la structure des images numériques puisque l’utilisation délibérée d’une saisie et d’un traitement des images en basse fidélité renvoie au contenu des images : leurs sujets sont en train de se défaire lentement.

Au-delà de mon intérêt pour les matériaux et méthodologies démocratiques, des notions de dégradation corporelle sous-tendent mon travail et ma démarche. Des objets trouvés et brisés, fortuitement ou volontairement, se trouvent à exister dans des états simultanés : ayant été réparés, et portant encore l’empreinte de l’événement, ils sont cicatrisés. Les portraits trouvés puis reproduits (Ambivalence, objet trouvé modifié, 2014), dont l’un est brisé, évoquent un autre processus inattendu, soit le transfert photographique sur une surface poreuse en porcelaine : c’est non seulement le verre qui s’est fracassé, mais aussi le portrait. Il s’agit de l’expression d’un état d’ambivalence et d’une métaphore de la performance de la normalité ; d’un côté de la salle, le portrait est entier et, de l’autre, il est brisé. L’expérience du sujet qu’en fait le spectateur ou la spectatrice repose sur sa perspective physique.

L’acte photographique est une forme d’action, et prendre une photo c’est revendiquer la propriété et l’autorité d’une chose qui est autrement insaisissable – une trace du précaire et de l’incontrôlable. Mon utilisation de la photographie est passée d’une approche sérielle vigoureuse, basée sur le concept, à une pratique imagière plus intuitive qui s’apparente à mon travail d’écriture. Ce jeu d’images vernaculaires originales et d’interjections momentanées sur des médias choisis m’a permis de faire émerger des corpus d’œuvres, de donner forme à des relations image-texte dans le temps sous l’effet d’une érosion émotionnelle. Ce qui est évident s’efface à force de négligence. Quand je refuse d’imposer immédiatement quelque chose à l’image, des liens imprévus se révèlent, et subtilité et sous-texte se frayent alors un chemin dans l’œuvre. Ma prose repose depuis longtemps sur une méthodologie similaire ; j’écris par morceaux et je donne à ceux-ci le temps de prendre de l’expansion ou de demeurer des fragments. C’est dans l’édition, le rythme, le mixage ou le remixage de l’image et du texte que ma main se fait le plus sentir.

Dans La chambre claire, Barthes écrit sur la reconnaissance profonde qu’éveille une photographie, sur le fait qu’une seule image peut renfermer une part telle de son sujet que la regarder, c’est être empli sur le champ d’un sentiment de connu, d’une évidence (Barthes, 1980, p. 114). J’avance que la même reconnaissance peut être sentie avec le mot écrit. Le texte a la capacité de contenir la trace d’une voix, une essence de son auteur à ce moment d’écriture. Je crois, également, qu’on peut atteindre un état à la fois de reconnaissance et d’identification dans la lecture. En lisant le message d’un ami, sa voix résonne immédiatement en nous. Le texte permet le pluralisme ; nos identités contiennent des multiples. Nous performons des aspects de nous-mêmes, et nos tons et styles changent en conséquence. L’œuvre Days Ending in Why (livre, 2015) contient toutes les voix avec lesquelles j’écris, la position sur la page ou à l’écran indiquant le registre tonal, tout comme l’utilisation des majuscules, de la fonte et de l’italique. C’est là une sorte d’onomatopée avancée. Je pense que ce sont des stratégies visuelles pour transmettre un son, pour contrôler les potentiels synesthésiques du médium textuel. Confession, révélation, conversation, consigne et suite irrationnelle fonctionnent toutes dans les œuvres ici discutées pour offrir un portrait en vignettes. Si l’image est l’incarnation, alors le texte est la voix.

La notion de multiple est ouvertement le contenu de ce corpus d’œuvre. La répétition se voit dans les images, dans les doubles des images Instax, dans les images imprimées et projetées, de même que dans les textes d’AFTER FRIDAY (projection) et de DAYS ENDING IN WHY (livre non relié). La réitération est également un trope en écriture contemporaine. Des phrases ordinaires, lorsqu’elles sont écrites-dites et répétées, peuvent soudainement prendre plus ou moins d’importance ; la répétition d’un mot ou d’une phrase peut trop souvent lui faire perdre tout son sens. Je me tiens en équilibre sur ce fil, j’essaie parfois de le quitter. Comme je l’écris dans ma documentation, un traumatisme manifesté peut devenir aérien dans l’espace céleste.

Je sens maintenant que reproduire c’est détruire.

Ma pratique a évolué et inclut maintenant l’absurdité, de la vie et de la comédie, comme mode de survie. Dans ce travail, j’ai transformé le deuil, la mélancolie et la dépression en comédie noire, non par des transfigurations passives du temps, mais en m’y appliquant volontairement. Par le séquençage, le phrasé, la composition, le ton et les qualités formelles de l’image et de la prose, je peux traiter un événement terrible de manière à soutirer une réaction antithétique.

Quand tu ris, je sais que je te tiens.

 
JULIA MARTIN
 

Originaire de Toronto et détenant une maîtrise en arts médiatiques de l’université de Ryerson, je suis une artiste interdisciplinaire qui s’intéresse particulièrement à la photographie. Mon travail porte sur le récit, et ma pratique explore des médiums qui me permettent de raconter des histoires complexes, ouvertes sur plusieurs pistes, qui évoquent une voix dans l’esthétique de l’image et du texte. Je suis souvent attirée par la technologie en basse fidélité, par ses rendus semblables à des souvenirs et par le sentiment de spontanéité et de jeu procuré par le travail d’itérations et de médiations des matériaux. Ce faisant, j’examine ce qui est gagné dans une perte de fidélité.

La création d’un glossaire visuel pour des récits-images a évolué en un vernaculaire idiosyncratique (des chats, tellement de chats). Je m’intéresse à la mémétique, aux formes et aux styles contemporains de communication et de représentation par l’image. Cet intérêt se prolonge également aux outils utilisés pour communiquer. Ma pratique est récemment devenue très mobile : je prends des images et les traite avec mon téléphone portable, je joue avec des notions de temporalité et de permanence, de multiple et d’original.

J’ai travaillé avec le tirage photographique, le cinéma et le livre comme formes. Dans de récentes séries, j’ai affiché certains penchants modernistes dans des œuvres textuelles, des duos et des portraits photographiques, en ayant recours à l’intertextualité, à la satire et à de multiples manipulations technologiques pour arriver à une certaine compréhension de moi-même et des autres. Mon travail s’appuie sur un humour noir et le réfléchit. J’attends de la spectatrice et du spectateur qu’ils rient au moment du punchline, peu importe l’aspect poignant de la mise en place.

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