Boycottage des activités et grève des enseignants

Stéphane Baillargeon Édition du jeudi 25 août 2005

Le spectre d’un nouveau boycottage des sorties éducatives par les enseignants des écoles primaires et secondaires hante de nouveau les milieux culturels du Québec. La mesure force déjà l’annulation de centaines de représentations ou de visites dans les musées. Elle privera de revenus des milliers d’artistes et de travailleurs de la culture.

Le boycottage des activités sportives ou culturelles constitue le gros morceau du grand dérangement de l’automne prophétisé par les syndicats. Il affecte surtout les écoles publiques, où les sorties de groupe ne font pas partie de la définition de tâche obligatoire des enseignants.

Il s’agit de la troisième suspension en six ans, la première ayant frappé de plein fouet en 1999-2000, la seconde, avec moins d’impact, en 2002-03. Les effets appréhendés seront encore plus importants cette fois-ci. L’interdit adopté dès février a en effet empêché la signature de contrats en bonne et due forme entre les compagnies artistiques et les écoles, ce qui va compliquer l’éventuel versement de compensations par l’État.

Selon les informations obtenues par Le Devoir, le Conseil québécois du théâtre et certains autres organismes artistiques se sont réunis hier pour faire le point sur la situation. La coalition va contre-attaquer avec une conférence de presse et d’autres actions publiques début septembre. Les données qu’on accumule en ce moment sur l’ampleur du désastre seront alors dévoilées.

La Société des musées du Québec parle déjà d’une perte de 200 000 jeunes visiteurs et d’un manque à gagner d’un demi-million par mois. Pour plusieurs institutions comme le Musée d’histoire et d’archéologie de Montréal, les groupes scolaires représentent plus de la moitié des visiteurs en automne, une fois l’été touristique passé.

Du côté de Théâtre unis enfance jeunesse (TUEJ), qui regroupe une quarantaine de compagnies professionnelles pour les jeunes, les pires projections laissent entrevoir des réductions totalisant 80 % des quelque 2400 représentations d’une année habituelle. La Maison Théâtre de Montréal, le «TNM des jeunes», qui regroupe 22 compagnies spécialisées, perdra aussi quatre représentations de groupe sur cinq et finira l’année avec la moitié de ses 300 soirées et matinées habituelles.

«Les effets se font déjà gravement sentir, a résumé Alain Grégoire, directeur général de la Maison Théâtre. Normalement, les réservations nous arrivent des écoles vers la fin de mai. Cette année, le téléphone n’a pas sonné.»

«Priver les jeunes»

Le quinzième Congrès et festival mondial des arts pour la jeunesse, un prestigieux événement organisé à Montréal fin septembre, se dirige vers une situation tout aussi catastrophique avec des salles à moitié vides. «C’est un événement unique et on va en priver les jeunes», a dit Rémi Boucher, le fondateur des Coups de théâtre, qui a passé les trois dernières années à organiser le congrès et le festival mondial. «Je déplore la tactique syndicale. Je la trouve grossière, surtout venant d’enseignants, nos alliés naturels.»

«Pour moi, c’est comme tirer dans un animal blessé», a ajouté Ginette Ferland, codirectrice générale de Bouge de là, une compagnie de danse contemporaine spécialisée en création pour la jeunesse.

Fondée il y a un peu plus de cinq ans, la troupe a présenté 70 fois ses spectacles l’année dernière et espérait franchir le cap des 50 représentations en 2005-06, dont 35 sorties dans les écoles. Seulement, aucune commande ferme, ou presque, n’a été faite par le milieu scolaire public.

Mme Ferland craint pour elle et la douzaine d’employés de Bouge de là, dont huit danseurs, tous pigistes, habitués de vivre avec une moyenne d’environ 15 000 $ par année. «On est loin des conditions des syndiqués», a noté la codirectrice, elle-même diplômée en enseignement de la danse. «Je crois que les enseignants n’ont pas assez conscience des effets catastrophiques de leurs décisions sur des alliés naturels déjà fragilisés.»

La présidente de la Fédération des syndicats de l’enseignement (FSE-CSQ) souligne plutôt la gradation des moyens de pression employés depuis le début de l’année. Elle-même ancienne enseignante en éducation physique, elle reconnaît que le choix du boycottage des activités parascolaires ne fait pas l’unanimité. «Mais il faut choisir des moyens de pression qui ont de la portée, dit-elle. Même quand ils ne suscitent pas l’accord de tous.»

Tous les syndiqués n’approuvent effectivement pas la mesure. L’Association québécoise des éducatrices et éducateurs spécialisés en arts plastiques a dénoncé la mesure en écrivant à Mme Fortier dès le mois de mars. Elle héberge maintenant une pétition contre le boycottage sur son site Internet (aquesap.org).

La grande absente du débat demeure la ministre de la Culture, qui se fait bien discrète sur ce point depuis l’hiver dernier. «Le boycottage n’est pas encore décrété», a jugé sa porte-parole, Véronik Aubry, interviewée hier. Elle a ajouté que Lyne Beauchamp mise sur la conclusion heureuse des négociations avec les syndicats.

«Le gouvernement peut toujours en arriver à une entente dans les prochaines semaines. Cela dit, la ministre déplore la situation créée par le boycottage.»

Martin Faucher, le nouveau président du CQT, n’en déplore pas moins ce qu’il nomme «le manque de volonté politique» pour résoudre ce problème récurrent. D’ailleurs, le ministère de la Culture avait promis dès 1999 d’exercer des pressions sur le ministère de l’Éducation pour intégrer davantage les sorties culturelles dans le cursus national. «Comment faire en sorte que cette situation ne se reproduise pas ? On se posait déjà la question il y a six ans… », a dit M. Faucher.

 

Libre opinion:
Rumeurs d’automne, par Pierre Curzi
Président de l’Union des artistes, coprésident de la Coalition pour la diversité culturelle et vice-président de la Fédération internationale des acteurs

Édition du jeudi 25 août 2005

Au retour des vacances, les titres des quotidiens me frappent: «Impasse totale à l’OSM», «Lock-out à la Société Radio-Canada» et «Rentrée scolaire compromise, les pressions s’intensifient».

Dans ces trois conflits de travail, de trop nombreux artistes sont victimes de la «saine gestion des fonds publics».

Comprenons-nous bien : les contribuables doivent s’assurer que l’argent dévolu à la culture et aux services publics fasse l’objet d’une gestion responsable et transparente. Mais il est également de notre responsabilité collective de nous assurer que la parole de nos artistes et de nos créateurs demeure libre et forte. Nos valeurs culturelles constituent le coeur de notre identité spécifique.

Laurent Lapierre, professeur aux Hautes Études commerciales, a écrit un texte intitulé Gérer, c’est créer, dont je suis un des signataires et dans lequel il dit ceci : «Les nouvelles rectitudes managériales ne naissent pas par hasard. Elles attirent l’attention et peuvent avoir du bon, mais elles peuvent brimer davantage les possibilités d’expression, de création et d’action en ne reconnaissant pas les particularités qui commanderaient des solutions réellement nouvelles ou innovatrices.»

On ne peut certainement pas parler d’innovation lorsque la Société Radio-Canada utilise, pour la troisième fois en autant de conflits, la loi du cadenas.

Pour la troisième fois aussi, les enseignants vont boycotter les sorties scolaires, en pleine connaissance de leurs effets dévastateurs sur le fragile milieu de la culture jeunesse. Le gouvernement, de son côté, veut régler rapidement en offrant rien. Pas très nouveau, ce conflit.

Quant à l’Orchestre symphonique de Montréal, on ne peut tout de même pas nier que ce sont les musiciens qui ont fait sa réputation, une réputation qu’une attitude patronale intransigeante risque de détruire pour le plaisir de gagner.

Une culture à valoriser

Tous ces conflits ont pour effet de nier nos valeurs, nos aspirations, notre identité, l’avenir de nos créateurs et surtout la capacité de nous exprimer comme artistes et comme peuple. Dans un monde où priment, à l’échelle locale comme internationale et dans toutes les sphères d’activité, la dimension économique et la valeur marchande, valoriser les arts et la culture est, convenons-en, un défi en même temps qu’une urgente nécessité.

Valoriser les arts et la culture, au-delà de leur dimension économique, consiste à reconnaître et à faire reconnaître par la population la valeur d’épanouissement et d’affirmation identitaires, la valeur d’émancipation sociale et la valeur d’innovation que recèlent les arts et la culture sous toutes leurs formes.

Plus ces valeurs seront assumées, incarnées et partagées, plus l’ensemble de nos activités et de nos échanges acquerront un sens autre qu’uniquement économique, et plus il sera possible de résister à la marchandisation à outrance et à la déshumanisation qui en résulte.

Entre-temps, il n’y aura pas de culture à l’école, pas de concerts symphoniques, pas de télévision publique. Pour les artistes, l’automne s’annonce pauvre et silencieux.

http://www.ledevoir.com/

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