Appel aux textes et aux visuels / Inter, art actuel – revue d’arts visuels

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INTER 132 • LA DISPARITION DE L’EXCEPTION ARTISTIQUE : CHASSE AU MONSTRE CRÉATEUR

Aujourd’hui le combat contre les problèmes sociaux du racisme et du sexisme se transpose dans le domaine artistique. Les oeuvres et les artistes sont soumis au même rigorisme que les politiciens et les juges que l’on veut irréprochables. Les artistes sont considérés comme des figures publiques qui se doivent d’être exemplaires. Quant aux oeuvres, elles sont prises comme des reflets directs de la société : nous leur prêtons la capacité de conditionner les lecteurs et les spectateurs, d’inciter le viol et la haine, ce qui traduit un nouveau rapport entre l’art et la société, lorsque l’art doit être au service de ce bien commun défini par les regroupements progressistes. La création est devenue un outil pour travailler les représentations sociales, et non pas un espace du fantasme, un territoire abstrait, une expérimentation au coeur de l’expérience humaine. Le tribunal de l’opinion a tôt fait de livrer une lecture littérale des oeuvres et de condamner les artistes renégats en les privant des moyens de produire et en marquant d’opprobre leur héritage artistique ainsi que tous ceux qui persistent à l’admirer. Cela signifie la disparition de l’exception artistique, la fin du monstre créateur par trop égocentrique et peut-être immoral.

En proposant cette problématique, nous ne suggérons pas que l’art soit un prétexte valable pour excuser les violences sexuelles, la pédophilie, l’antisémitisme, la haine, le fascisme. Nous voulons attirer l’attention sur le fait que l’art est attaqué lorsqu’il est présenté comme un culte de l’élite, une dérive des privilégiés et même, selon certains critiques, un besoin archaïque d’idolâtrer le patriarche abusif. Les notions de « génie » et de « talent » sont déjà bannies, elles paraissent affreusement inégalitaires. Le domaine artistique met en valeur l’inventivité de quelques individus, mais l’indépendance d’esprit de ces individus, qui n’adhèrent pas au discours de leur groupe, irrite fortement ceux qui n’ont pas une haute idée de l’art, ceux qui n’attaqueront pas l’art directement, pour lesquels ce n’est que le jeu d’une classe aisée, une fétichisation de la marchandise pour le 1 %, la sous-industrie d’un spectacle absurde et abrutissant. Ils n’attendent pas de l’artiste qu’il enrichisse et diversifie le monde, c’est pourquoi ils ne veulent pas lui donner un statut particulier, une liberté plus grande, le droit d’être différent. Ils voudraient plutôt un art qui serait une vitrine pour les groupes, une animation pour susciter l’esprit citoyen.

En effet, il faudrait se méfier de l’art qui, semble-t-il, pousse les individus à l’excès, les révèle ambivalents et contradictoires, rabelaisiens et… imparfaits ! Il faudrait se méfier de l’art, car le métier d’artiste requiert notamment masochisme, impulsivité, obsession, folie des grandeurs, bipolarité, doute, narcissisme et exigences démesurées chez les hommes comme chez les femmes. La fin de l’individu, irréductible et autonome, entraînerait la fin de l’art.

Nous devons avoir une tolérance zéro pour les violences sexuelles et les discours haineux, du reste condamnés par les lois, mais ce rigorisme doit-il s’étendre aux films, aux romans, aux poèmes, aux pièces de théâtre, aux performances ? Est-ce que la société peut se priver de l’exception artistique ? Nous vivons une période de purge cathartique, c’est-à-dire de purgation au sens archaïque de katheiro : « débarrasser le territoire des monstres ». C’est le paradoxe d’une époque qui met au premier plan l’accueil de la diversité et le respect de l’égalité, mais qui croit par ailleurs que l’on peut assainir la société en se débarrassant d’individus trop marqués par la différence, en effaçant des oeuvres entachées par la honte.

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